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Les Contes

Une rivière pas comme les autres

Ainsi va la bille

Chicoutaï

Il y a toujours des porteurs d'aide

La rencontre des cinq éléments

Le conte d’Amal et Abdallah

Le conte des Riches et des Pauvres

Petit conte à raconter aux grands et aux petits

Le papillon mémoire

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Les anges attendent d’être coiffés

Les Nouvelles

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L’œil

L’aiguille

Le drap

Le fennec

L’arbre



Une rivière pas comme les autres

École maternelle de Voguë

Il était une fois une rivière.

Une rivière c’est de l’eau qui part très haut de la montagne et descend et descend et descend jusqu’à la mer.

La rivière est l’amie du vent qui vient lui chatouiller ses larmes pour qu’elle clapote.

Le vent fait hou, hou, hou...

Et la rivière rit et fait plic, ploc, plic, ploc...

Et les pierres dans son lit font chac, choc, chac, choc...

Et cette musique berce les arbres et les herbes alentour.

Mais cette rivière est très particulière, elle s’appelle l’Ardèche.

Elle part d’une maison très belle, la maison des cœurs où se rassemble tout l’amour de la terre

Et on entend tous les cœurs qui battent à l’unisson et font boum, boum, boum, boum...

Et les oiseaux emportent ce battement sur leurs ailes pour faire le tour du monde.

Au bout de cette rivière, c’est toujours la fête.

Une assiette bleue oubliée lors d’un pique-nique tourne dans l’eau et tourne, et tourne et danse avec le soleil.

Un tracteur jaune est amoureux de l’assiette bleue et tous les soirs il vient ronronner à son oreille : rrr,rrr,rrr...

Tic, tic, tic, tic, répond l’assiette qui se prend pour une montre sans aiguille.

Des jumelles sont installées au bord de l’eau pour observer de leurs deux yeux tout ronds les traces de la terre, des humains, des animaux.

À chaque découverte, les jumelles crient :

« regarde ! La petite sœur de Balala berce une poupée fragile dans une boîte et chante :

Fais dodo, poupée mon p’tit cœur, fais dodo, tu auras du bonheur.

Regarde encore ! La petite souris qui apprend à lire sur les ailes du papillon, il y a tous les alphabets du monde. »

« Apprends-moi, s’il te plaît », dit la souris. Le papillon bat des ailes et fait tomber un B, un A, BA ; C et A, CA ; Ch et A, Cha...

Et des dizaines de chats bleus descendent de ses ailes et se couchent sur une couverture rouge qui enveloppera un jour un petit garçon appelé Pierre.

Miaou, miaou, miaou, miaou...

Un gros cochon en peluche rose grogne et s’étonne que tous l’appellent gros cochon, gros cochon, gros cochon...

Il hausse les épaules d’incompréhension.

Un quad à moteur boit de l’essence encore et encore, glou, glou, glou, glou...

Pour transporter tous les objets porteurs d’amour, tandis qu’ une pelle mécanique se lève vers le ciel qui fait beau et se baisse vers la terre dans une révérence qui se répète :

« Bonjour le ciel, bonjour la terre, bonjour le ciel, bonjour la terre, » marmonne la pelle.

Tout à coup, un bateau passe sur la rivière et tous font silence, car le bateau part seul pour l’Algérie, et que c’est un pays où il y a encore des fusils qui font rougir les rivières.

Seul le vent l’accompagne tristement hou, hou, hou, hou...

« Qu’ enfin cesse la folie des hommes », dit le papillon d’un double battement d’ailes. Les jumelles s’agitent, elles découvrent dans l’eau profonde des trésors.

« Trésor, trésor, trésor. »

Un diamant qui sent le bonbon posé au bord d’une chaise.

Des pierres parfumées de verre transparent, coloré.

Trois blops qui rebondissent, violet, vert, bleu : blop, blop, blop...

Et une balle toute blanche, innocente : Balle, balle, balle...

Une coupe pour boire de l’eau et du vin gagnée par le père : glou, glou, glou...

Une coupe dorée, un trophée de gym et puis un petit camion qui s’est cassé, la roue est partie, la benne est tombée, les pneus se sont dégonflés, on ne l’a pas recollé.

Mais l’amour est resté dans la mémoire de Maxime.

Le camion est enterré dans le sable de la rivière et l’eau tous les jours le caresse.

Des petits mots porteurs de bougies font danser les flammes sur l’eau et swing, swing, swing...

Et un dauphin en peluche apprend à nager à deux porcinets qui aiment l’eau du bain pour que les enfants aient envie de se laver.

Et les bulles de savon s’élèvent jusqu’au ciel qui protège la rivière de son couvercle étoilé.

Et les étoilent trinquent avec des verres en cristal et toute la nuit chantent : tchin, tchin, tchin...

Tandis que la rivière se détend, s’enroule dans un doudou marron avec des zébrures partout, s’étend, pour enlacer la terre et l’embrasser encore et encore et encore : Bisou, Bisou, Bisou, Bisou...

Zarina KHAN,Mars 2001



Ainsi va la bille

Ce jour-là, le soleil était éclatant, il rayonnait sur toute la ville d’Élancourt. Une petite fille voulait faire profiter son amie la bille de cette lumineuse beauté et l’emmena sur son balcon. La bille était émerveillée, et ce soleil les emplissait toutes deux d’énergie et de joie, au point qu’elles faisaient des cabrioles, et elles riaient, elles riaient. Mais dans son excitation, la petite fille envoya la bille trop haut dans le ciel, et au lieu de retomber dans ses bras la bille dégringola tout au long de l’immeuble. La petite fille hurla face à cette terrible chute, puis se pencha de son balcon pour voir où la bille allait atterrir. Mais l’atterrissage sur le goudron n’arrêta pas la bille, ce qui rassura d’abord la petite fille puisque cela montrait que son amie n’était pas blessée ; elle la suivit donc des yeux, fascinée par l’accélération de sa course dans ce grand élan ; elle la vit faire le tour de l’immeuble, descendre du trottoir, contourner le rond-point et continuer sa route tout droit, tout droit, toujours tout droit, jusqu’à ce qu’elle n’arrive plus à la voir. Elle comprit que son amie la bille était à présent bien loin d’elle.

Seule, elle crie de son balcon : « Qu’est-ce que je vais faire sans toi, ma bille, ma chère bille, ma bille adorée ! » Désespérée, elle rentre dans sa chambre, où Doudou Pichon l’attend de pied ferme, de mauvaise humeur :

« Qu’est-ce que tu as à crier comme ça, petite fille ? Tu m’as réveillé !

- Oh ! Doudou Pichon, j’ai des confidences à te faire...

- (en baillant) Comme tous les jours...

- C’est normal ! Tu es mon doudou ! tu es là pour écouter mes histoires ! Tu n’es pas mon doudou-confident pour rien... »

Doudou Pichon s’endort.

« Doudou Pichon, réveille-toi ! Là, c’est pas comme tous les jours ! C’est plus grave !

- Excuse-moi, petite fille. Tu sais bien que je ne fais pas exprès de m’endormir. Tu le sais, toi, que c’est plus fort que moi... Allez, je vais faire un effort. Qu’est-ce qui t’arrive ? Raconte-moi.

- Tu sais... mon amie la bille, celle dont je te parle tous les jours... elle est tombée du balcon et... »

Doudou Pichon, malgré ses efforts, s’est à nouveau endormi. Elle se met à pleurer. Un autre Doudou s’approche d’elle. Il s’appelle Doudou Jaune. Il la prend dans ses bras.

Doudou Jaune : Normalement, tu m’appelles quand tu as envie de pleurer, c’est à ça que je te sers ! Doudou Pichon, lui, il est là pour t’écouter, pas pour te consoler... Allez, dis-moi pourquoi tu pleures, gentille petite fille.

Petite Fille : Doudou jaune, si tu savais ! la bille est tombée du balcon et elle a roulé, si loin que je n’ai pas pu la rattraper. Elle me manque déjà tellement. J’aimerais tellement la retrouver, mais je ne sais même pas où chercher ! Il faut que tu m’aides, Doudou, il faut que tu m’aides !

Elle éclate en sanglots, et Doudou Jaune lui fait un gros câlin, tout en réfléchissant.

D.J : Tu sais... un jour où je t’attendais devant la télé, j’ai vu un dessin animé dans lequel toutes les billes qui se perdaient atterrissaient dans la mer. C’est peut-être là-bas que tu devrais aller la chercher.

La petite fille sécha ses larmes et lui fit un bisou.

P.F : C’est sûrement un bon conseil, je vais essayer. Merci, mon Doudou. Et maintenant je vais te ranger avec Doudou Pichon dans le placard parce que papa m’a dit qu’il ne voulait rien voir traîner dans ma chambre ! Reposez-vous bien.

Elle les range soigneusement, et appelle son père :

P.F : Papa ! Papa ! Viens voir !

Son père arrive, inquiet.

Papa : Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ?

P.F : Rien de spécial. C’était juste pour te montrer comme j’ai bien rangé ma chambre.

Papa : En effet, c’est très propre ! Ca me fait plaisir que tu sois de temps en temps obéissante. Bon... Je retourne lire mon journal.

P.F : Attends ! Je voulais aussi te demander... Euh... c’est où, la mer ?

Papa : La mer ? quelle question ! Il y en a plein, des mers !

P.F : Où ça ?

Papa : Je sais pas, moi... En Australie, en Tunisie, au Mexique, en Sicile...

Vivement, la petite fille l’interrompt :

P.F : En Sicile ! Je veux aller en Sicile ! Je veux aller en Sicile !

Elle tape des pieds et a l’air particulièrement déterminée.

Papa : Mais pourquoi ? Tu as des réactions bizarres, des fois...

P.F : C’est les vacances ! Profitons-en et partons en Sicile, s’il te plaît...

Papa : Peux-tu m’expliquer pourquoi ?

P.F : Écoute... j’ai perdu ma bille. Elle est partie dans la mer. Je dois la retrouver !

Papa : Mais des billes, tu en as des centaines !

P.F : Celle-là, c’est pas pareil. Elle est très spéciale.

Papa : Et pourquoi ?

P.F : D’abord, elle est très belle : elle est toute verte, avec une très jolie rayure au milieu.

Papa : Bon, écoute, on ira en racheter une qui lui ressemble...

P.F : Tu sais, papa, cette bille-là c’est papi qui me l’avait offerte. Et depuis qu’il est mort, alors elle est devenue mon souvenir de lui...

Son papa a l’air touché, mais il ne veut pas montrer son émotion, parce que lui, c’est un grand ! Il accepte toutefois :

Papa : Très bien... De toute façon, la Sicile ou ailleurs, ça ne change pas grand-chose. Allez, en voiture, demoiselle !

P.F : Merci, papa !

Elle lui saute au cou, puis ils montent en voiture, en chantant joyeusement : « Sicile ! Sicile ! Ouvre tes bras ! »

Pendant la nuit, ils roulent, roulent, et roulent... sur les traces de la bille. Puis au petit matin, épuisés, ils décident de faire une sieste dans la voiture. Ils s’arrêtent dans un joli coin de nature, et s’endorment près d’un arbre. L’arbre, lui, se réveille doucement, en étirant les bras et les branches.

Arbre : Comme c’est bon de devenir un vrai arbre ! J’espère que je vais continuer à grandir, encore et encore... Ça fait longtemps que Mme la Pluie n’est pas venue me rendre visite. Elle exagère ! (il regarde son tronc) J’ai l’air de quoi, moi, avec toute cette boue ! Elle se fait attendre... Mais elle oublie qu’il est temps que je prenne une douche !

Il a l’air en colère. Une fleur mâle, non loin de lui, se réveille à son tour.

Fleur 1 (sortant juste la tête) : hey ! Arbre de je ne sais pas quoi ! Ça te dérangerait de parler moins fort ! j’ai pas fini ma nuit ! Le secret de la beauté, c’est le sommeil... Alors silence ! Merci et bonne nuit ! (elle se rendort)

Arbre : Tu te prends pour quoi, espèce de petite fleur rikiki ??? Minus, va !

Une fleur femelle sort sa tête, elle aussi irritée.

Fleur 2 : C’est à moi que tu parles ???

Arbre : Oh ! Un nain de jardin !

Fleur 2 : Tu t’es vu avec tes cheveux, toi ? Vu ton physique, c’est une bonne idée d’aller chez le coiffeur pour s’arranger... Mais se teindre les cheveux en vert, c’est d’un mauvais goût... Ah ! Ah ! Ah !

Arbre : Un simple coup de branche et t’existes plus ! Alors tu ferais mieux de...

Un chien approche tranquillement, en sifflotant. L’arbre a l’air surpris.

Arbre : Mais c’est qui, lui ???

Le chien va faire ses besoins au pied de l’arbre, toujours en sifflotant. Les fleurs sont mortes de rire.

Arbre : Quelle humiliation ! Les fleurs vont encore moins me respecter après ça ! Finalement, ça suffit peut-être pas d’être grand...

Il se retourne, terriblement vexé. Le chien, à présent soulagé, se met à renifler autour de lui, cherchant quelque chose à manger. Alors derrière l’arbre apparaît une grosse montagne qui elle aussi ricane, se moquant de lui.

Montagne : Petit arbre !

Arbre : Je ne suis pas petit !

Montagne : Mais il faut se rendre à l’évidence : tout est relatif ! Tu te disais très grand face aux petites fleurs, mais regarde comme tu parais petit, pour ne pas dire minuscule, à côté de moi, montagne massive, géante, forte, dominante... Et moi-même, je me sens parfois petite quand je regarde le ciel et les milliers de nuages ou d’étoiles qu’il porte en lui. Allez, calme-toi, petit arbre, et réfléchis.

Arbre : Je ne suis pas petit, et moi aussi je suis fort.

À ce moment, le chien, qui n’a rien trouvé au sol pour se restaurer, lève la tête et aperçoit sur les branches de l’arbre quelque chose qui lui semble fort appétissant. Agile, il va donc se servir. L’arbre se lamente :

Arbre : Ma pomme ! Voilà qu’on me prend ma dernière pomme ! Mais ça ne sert décidément à rien d’être grand ! Et...

Chien : Tu vas te taire un peu, arbre de malheur ! Tu nous casses à tous les oreilles ! Si tu veux grandir, écoute les conseils des plus grands, et pour l’instant la plus grande c’est la montagne, et il me semble qu’elle t’a conseillé de réfléchir, et réfléchir, ça se fait en silence !

L’arbre ferme les yeux, ne trouvant plus ses mots face à sa propre impuissance. La fleur-femelle interpelle le chien, le sourire aux lèvres.

Fleur 2 : Merci, toi ! Tu lui as bien fermé son clapet.

Chien : Oh ! Il n’y a pas de quoi , ce fut un plaisir.

Fleur 2 : Mais au fait, tu es quoi, toi ?

Chien : je suis un berger allemand.

Fleur 2 : T’es allemand ?

Chien : Euh... oui.

Fleur 2 : Alors va-t-en. Je peux pas être amie avec toi : il paraît qu’être allemand c’est faire la guerre. Et je ne suis pas amie avec la guerre.

Chien : Ben moi, même si je suis allemand, j’ai jamais fait la guerre, même pas aux fleurs... Et puis dans "berger allemand", il y a "allemand" et il y a aussi "berger".

Fleur 2 : Alors t’élèves des moutons ?

Chien : Euh... oui.

Fl 2 : Tu me les présentes ?

Chien : Euh... C’est pas vrai... Je t’ai menti, j’ai jamais vu de moutons ! Bon, excuse-moi mais il faut que je dorme : c’était une bonne pomme, et maintenant j’ai besoin de digérer !

Fleur 2 : Je vais me reposer moi aussi. Si tu veux, tu peux venir dormir à mon pied, je te ferai un peu d’ombre.

Chien : C’est très gentil et très tentant. C’est que... tu sens très bon.

Le chien s’allonge près de la fleur et tous deux, tige dans les pattes, ils s’endorment, alors que l’autre fleur, la fleur mâle, se réveille en étirant ses longs pétales. Et elle se met à chanter à tue-tête, s’imaginant être, au sein du monde floral, l’incarnation du corps de Betty Boop dotée de l’inoubliable voix de la Castafiore... À ce moment la petite fille sort de la voiture, les yeux encore lourds de sommeil, pour se retrouver nez à nez avec une fleur en pleine répétition d’opéra-comique. Elle se penche pour mieux la regarder, mais aussitôt la fleur-mâle fait reluire ses épines.

Fleur 1 : Ne me touche pas !

P.F : Tu n’as pas l’air très douce pour une fleur !

Fleur 1 : Ne me parle pas ! Et surtout, éloigne-toi !

La petite fille recule un peu, impressionnée par tant de violence.

P.F : Mais pourquoi tu me détestes autant ?

Fleur 1 : Parce que tu es moche ! Même pour une voiture...

P.F : Mais je ne suis pas une voiture ! je suis...

Fleur 1 : Espèce d’empoisonneuse ! de pollueuse !

La montagne, étant la plus ancienne, la plus solide, et la plus sage, se permet à nouveau d’intervenir.

Montagne : Petite fleur, tu dérailles ! En effet je t’ai parlé de ces voiture qui te font du mal. Mais là, ce n’est pas à une voiture que tu parles !

Fleur 1 : Si ! J’ai reconnu les gros yeux qui s’allument la nuit et...

Montagne : Écoute-moi ! En effet cette "chose" à qui tu parles sort d’une voiture, mais ce n’est pas une voiture, c’est une petite fille.

P.F : Oui... et j’adore les fleurs ! Jamais je ne voudrai les empoisonner !

Fleur 1 : Ne me parle pas, toi ! Je te l’ai déjà dit !

Montagne : Ne t’inquiète pas, petite fille. C’est une fleur particulièrement orgueilleuse.

Fleur 1 : Je ne suis pas orgueilleuse ! Je suis tout simplement incroyablement belle ! Et j’estime  que je peux choisir à qui je parle ! Et en plus la nature m’a dotée de beaucoup de courage ! Tu ne me fais pas peur, perchée sur tes deux tiges !

P.F : Je ne suis pas là pour te faire peur. Mais je te rappelle qu’il suffit que je t’arrache deux pétales pour que tu ne ressembles plus à rien ! Et fini la beauté ! fini les abeilles qui font la queue pour te butiner ! Fini la belle vie ! Alors reste polie.

Le père de la petite fille est alors réveillé par cette chamaillerie. Surpris, il ouvre sa fenêtre.

Papa : Mais avec qui tu t’engueules comme ça ? Allez, remonte en voiture ! Il nous reste de la route, ma petite...

P.F : J’arrive, papa.

Après avoir fait un clin d’œil à la montagne, la petite fille retourne dans la voiture, qui redémarre. Ses deux passagers accompagnent tout au long du voyage le rythme cadencé du moteur, en se remettant à chanter : « Sicile, nous voilà ! Sicile, ouvre-nous tes bras ! », jusqu’à ce qu’ils aperçoivent enfin, les yeux écarquillés, cette magnifique et vaste étendue de soie liquide teintée de bleu qu’on appelle : la mer.

P.F : Regarde, papa ! La mer ! On est arrivés ! Comme c’est beau ! Comme ça sent bon ! Comme je suis contente ! Je vais enfin retrouver ma bille !

Elle sort de la voiture en courant, et se précipite dans l’eau, où elle se cogne à un Dauphin.

P.F : Oh ! Pardon ! Bonjour, Dauphin.

Dauphin : T’es quoi, toi ? t’as une drôle de peau.

P.F : Je suis une fille... Une humaine, un humain, quoi...

Dauphin : C’est quoi, une humaine,un humain ?

P.F : Euh... quelquechose qui bouge...

Dauphin : Mais moi je bouge ! Donc je suis humain !

P.F : Euh... oui, si tu veux ! Excuse-moi mais je n’ai pas vraiment le temps de parler de tout ça ! J’ai un gros problème, et tu peux sûrement m’aider.

Dauphin : Je t’écoute.

P.F : Je suis à la recherche de ma bille, et il paraît qu’elle est dans la mer.

Dauphin : Ma pauvre ! des billes, il y en a des centaines, dans la mer !

P.F : Mais celle-là elle est pas comme les autres ! C’est la plus belle ! Elle est toute verte avec une rayure, elle a une voix douce, et elle rit tout le temps.

Dauphin : Oui, je vois. C’est vrai qu’elle est belle ! Quel dommage ! Tu l’as ratée de peu ! Je l’ai donnée hier à ma mère.

P.F : Mais la mer, c’est ici !

Dauphin : Non, la mienne, c’est une autre mer, très loin d’ici. Mais j’y retourne tout à l’heure ; si tu veux, je t’emmène.

P.F : Tu es gentil. Je vais en parler à mon père. Attends-moi.

Elle retourne en sautillant près de son père, et se jette dans ses bras.

P.F : Papa ! On y est presque ! Ma bille est dans une autre mer, loin d’ici, mais le dauphin nous emmène !

Papa : Ma pauvre fille ! Tu es folle ! Courir après une bille sur le dos d’un dauphin ! Mais ce genre d’aventure, j’ai passé l’âge, moi ! Et j’ai envie de profiter de mes vacances ! Tu n’as qu’à y aller, moi, je t’attends là !

Non loin de là, le dauphin s’impatiente.

Dauphin : Excusez-moi de vous interrompre, mais j’ai des horaires à respecter. Demoiselle, il va falloir vous serrer, j’ai un koala comme 2ème passager.

P.F : Au revoir, papa ! Sois sage !

Le papa déplie sa chaise-longue, met ses lunettes de soleil, et commence tranquillement sa vie paisible de vacancier.

Après s’être salués, la petite fille et le koala enfourchent le dauphin, qui a l’air décidément très pressé. Le voyage continue, le goudron est remplacé par les flots. La route maritme est longue, et le koala n'apparaît pas vraiment à l’aise.

Koala : J’en peux plus ! Ca fait des heures que je vous dis que je veux descendre !

Dauphin : Eh bien, descends !

Koala : Très drôle ! Et comment je fais si je ne sais pas nager ?

Dauphin : Tu te tais !

Koala : Mais j’ai le mal de mer !

Dauphin : Silence ! Je n’arrive pas à piloter.

Koala : Mais comment elle fait, la fille, pour dormir au milieu de tout ça ?

Dauphin : Elle a l’air de savoir se laisser bercer ! Fais-en autant, et arrête de t’agripper à mon aileron ! Si tu continues, on risque le naufrage !

Leurs querelles les occupent et font passer le temps. Enfin, ils aperçoivent la terre au loin et, sur la 1ère plage, distinguent un petit garçon qui discute avec un de ses tee-shirts : le maillot de l’O.M.

Garçon : C’est bon, arrête d’insister ! C’est d’accord, aujourd’hui je vais te porter.

Maillot : Super ! Tu sais, ça fait longtemps que je n’ai pas servi, qu’on ne s’est pas habillé de moi. Je m’ennuyais. Merci, vraiment merci.

Pendant ce temps, le dauphin et ses passagers sont arrivés très près du rivage.

Garçon : Oh ! Regarde ! Un dauphin !

Maillot : Mais il est de la même couleur que moi !

Le dauphin fait descendre ses passagers. Ils s’approchent du maillot.

Dauphin : Mais dis donc, toi ! Tu es de la même couleur que moi !

Maillot : C’est toi qui es de la même couleur que moi.

Dauphin : Surtout, n’approche pas : ma couleur est fragile. C’est que moi, il ne suffit pas de me mettre dans une machine à laver pour me refaire une beauté. Alors reste tranquille !

Koala : Hey, Dauphin ! Arrête un peu de rouspéter ! J’ai une question à te poser : toi qui fais plein d’ aller-retour, ton pays à toi, c’est quoi ?

Dauphin : C’est quoi, un pays ?

Garçon : Par exemple, ici, on est en Martinique.

Maillot : Oui, et moi je suis né... enfin, fabriqué, en France.

Dauphin : En France ?

Maillot : Oui. Regarde, j’ai une étiquette là : fabriqué à Marseille-France.

Dauphin : Bien... Alors je crois que mon pays c’est ma mère... enfin, la mer, quoi !

P.F : Justement ! C’est pour ça que je suis là, je te rappelle !

Garçon : Moi, je ne sais pas pourquoi tu es là. On ne s’est pas dit bonjour.

P.F : Oh, pardon... Bonjour, petit garçon.

Garçon : Bonjour. Tu as l’air bien préoccupée, raconte-moi ce qui t’arrive.

Alors, la petite fille lui raconte son aventure, sa recherche, la longue route qu’elle a déjà parcourue... Le petit garçon, comme beaucoup d’autres, a l’air surpris.

Garçon : Mais qu’est-ce qu’elle a de si extraordinaire, cette bille ?

P.F : Elle est très belle...

Koala : Oui, elle porte un jean bleu et un pull marron qui lui font une jolie rayure, et elle a de très grands yeux tout verts.

Garçon : Tu la connais aussi, koala ?

Koala : Non, mais la demoiselle nous a rabattu les oreilles pendant tout le voyage !

Garçon : Et toi, petite fille, tu as fait autant de kilomètres pour une bille juste parce qu’elle est belle ?

Dauphin : Mais cherche pas, garçon ! Tu sais, il n’y en a pas beaucoup qui ont du cerveau ici ! Le koala, il est bon qu’à casser les ailerons ! La demoiselle, elle est obsédée par sa bille !

P.F : Écoutez : cette bille, c’est ma meilleure amie, mais c’est aussi un souvenir important pour moi.

Koala : C’est quoi, un souvenir ?

Garçon : Un souvenir, ça permet de ne jamais oublier.

P.F : Oui, c’est ça. Et cette bille-là, quand je la regarde, je vois un bout de mon papi.

Garçon : Allez ! Arrêtons de discuter ! Allons plutôt chercher Madame la bille !

Koala : Moi, je ne suis plus de la partie ! J’en ai marre de l’eau ! Au revoir, les amis, et merci.

Maillot : moi, je veux venir avec vous, mais je ne sais pas nager...




Chicoutaï

Chicoutaï, grignote l’écureuil sur la septième branche du noisetier.

Chicoutaï, lui répond la mûre qui penche sa face veloutée sur le miroir silencieux du marais.

Chicou, chicou, battent les ailes du cormoran qui dessine la circonférence des étangs.

Taï, l’enfant aux grands yeux en amende s’allonge entre les joncs et colorie de son regard le ciel en vagues turquoises. L’âme de Chicoutaï le chef indien mort il y a mille ans sur une terre libre, la regarde quadrillée des barreaux que les hommes se sont construits eux-mêmes pour se mettre eux-mêmes en cage et son âme danse au-dessus des barreaux parce que Chicoutaï fait musique dans la noisette sous les petites dents de l’écureuil et que Chicoutaï se glisse dans la brise qui caresse la brise et le miroir du marais et que les ailes du cormoran dessinent un monde nouveau pour que Taï colorie un ciel au-dessus de la cage, un ciel libre de ses couleurs, un regard sans cage parce qu’aucune prison n’enferme Chicoutaï et que toute l’horreur des hommes ne peut pas même effleurer la beauté du monde qui demeure à jamais libre dans le regard de l’enfant.

« Chicou-Taï... Chicoutaï...»  murmurent les joncs très droits autour de l’enfant intact tandis qu’ils cachent les hommes courbés à tailler leurs barreaux, « tous ceux qui ont oublié et le noisetier et l’étang, la brise et la mûre et le miroir du ciel qui reflète, imperturbable, la liberté de l’être, intacte, Chicoutaï, intacte. »

Zarina Khan
Paris, 5 juin 2002



Il y a toujours des porteurs d’aide

En Amérique, il n’y a pas que des gens riches. Et en Amérique du sud, il y a beauoup de pauvres, et des pauvres tellement pauvres qu’ils ne peuvent pas garder les enfants chez eux. Alors, les enfants s’en vont vers les villes dès qu’ils savent marcher. Ils n’ont pas de maison, il dorment dans les rues. C’est pourquoi on les appelle "les enfants des rues".

Un jour, l’un de ces enfants, Samba, décida de quitter les rues où il dormait. Il avait entendu dire que des chasseurs d’enfants approchaient pour kidnapper les enfants en bonne santé et les vendre... Samba venait d’avoir sept ans et il ne voulait pas être vendu. Alors, il prit la route, droit devantlui. Il se glissa dans la cale... où il eut une grande surprise ! Il y avait des dizaines de cages pleines d’oiseaux de toutes les couleurs. Les oiseaux lui racontaient qu’ils partaient pour l'Europe. Ils avaient été choisis parce qu’ils étaient très beaux et ils allaient décorer l’Europe de leurs couleurs vives et bigarrées... Tous les jours, un homme apportait des graines et de l’eau aux oiseaux qui partageaient leur nourriture avec Samba.

Un jour, le bateau s’immobilisa. Samba comprit qu’il était arrivé. Il prit congé de ses amis au ailes multicolores et, là encore, partit droit devant lui. À la nuit tombée, le petit garçon était très fatigué. Il avait faim et soif et ses pieds étaient enflés à force de marcher. Il attendait qu’on sorte les poubelles pour pouvoir y fouiller et trouver de quoi survivre.

Tout à coup, une voix retentit derrière lui : « Eh toi ! Qu’est-ce que tu attends devant notre immeuble ? » Samba ne comprenait pas les mots qui arrivaient à ses oreilles. C’était une langue étrangère pour lui. Deux jeunes filles s’adressaient à lui. L’une était blanche comme un lys, l’autre avait une belle couleur chocolat... Elles se tenaient la main et le regardaient avec curiosité. Samba répondit dans sa langue qu’il fuyait les chasseurs d'enfants, qu’il était seul au monde, et qu’il n’avait pas où dormir ni à manger.

Les filles ne comprenaient pas les mots mais leur coeur était si grand qu’elles arrivaient à comprendre sa tristesse, sa solitude et sa peur. Ces sentiments se lissent dans les yuex quand on est attentifs.

« Je m’appelle Sarieka », dit la touche blanche. « Je m’appelle Dassana », dit la toute noire.

« Nous aussi nous sommes orphelines mais nous avons été adoptées par une grandes famille. Nous avans beaucoup de chance, et pour remercier les fées qui nous ont offert ces nouveaux parents, nous apprenons le métier de portueuse d’aide. Tu seras notre premier garçons à aider. »

Samba non plus ne comprenait pas les mots mais il lisait dans leurs yeux et comprenait le sens de ce qu’elles disaient. « D’accord, dit Sarieka, il doit manger et boire. » Elle ouvrit son petit sac et sortit tant de merveilles que Samba explosa de joie ! Un pain au chocolat, un demi-litre de lait et des drôles de petites choses rondes, molles et colorées qu’il n'avait jamais vu de sa vie. « Bonbon », dit Dassana, devant ses yeux écarquillés. C’est le premier mot que Samba appris en français. Il le répétait en laissant couler dans sa gorge le suc délicieux et sucré : « Bonbon, bonbon. »

« Ensuite, dit Dassana, il faut l’inscrire à l’orphelinat et à l’école. Après, il lui faudra des papiers. Ici, l’école est obligatoire. Tu iras dès demain. Tu commenceras au CP. Tu apprendras à parler le français, à lire, à écrire, à compter. »

« Surtout écrire, dit Sarieka, pour envoyer une lettre à tes parents qui doivent s’inquiter... »

Aussitôt dit, aissitôt fait. Les deux filles prirent Samba chacune par une main et l’emmenèrent chez elles. Les parents adoptifs étaient souriants. Samba se retrouva dans un rectangle d’eau qui faisaient de la mousse. C’était le premier bain de sa vie !

La directrice de l’orphélinat savait que Samba était le nom d’une danse dans son pays et connaissait quelques pas ! Sarieka et Dassana lui apprirent un nouveau mot : « Ami », et ce mot s’accompagnait d’un bisou sur la joue. C’était aussi bon qu’un bonbon... et aussi nouveau pour lui.

À l’école, il apprit très vite gràce aux enfants qui étaient aussi des "porteurs d'aide". Il reçut des cadeaux et des confidences de ses amis. Pour les remercier, dès qu’il écrire, il écrivit son premier poème. Le voici :

Il y a toujours une femmes jolie
Une fée du printemps
Au masque de beauté fragile
Qui fait naître un tableau pour apprendre.
Apprendre à lire et à écrire
Pour communiquer avec les autres
Envoyer des lettres au pays du monde
Et comprendre où on est.

Il y a toujours des chauves-souris
Qui volent dans la nuit étoilée
Et des enfants qui attrapent
Et les dessinent sur le papier
Il y a des sucettes oranges
Avec un petit bâton et un papier
Qu’il ne faut pas jeter dans la ville
Pour ne pas l’abîmer.

Il y a un cheval pour les fées
Son morts est vert clair et ses sabots blancs
Il a des rubis incrustés dans la peau
Des yeux bleus et une crinière dorée.

Il y a une grand-mère au pays qui attend
Et qui de loin, envoie ses sentiments.
Et Mamadou qui arpente les champs de mangues et de plantain.
Il y a besoin de connaître son pays d’origine et sa famille
Et l’amour des parents qui ont donné la vie
La vie qui fait que nous sommes nés.

Il y a les maîtres et les maîtresses qui nous apprennent à devenir nous mêmes.
Il ya les cloches et les vaches qui donnent du alit pour grandir.
Le son d’une cloche est important dans la campagne.
Il permet au autres vaches de ne pas se perdre, de rester ensemble.

Il y a les petits cadeau qu’on se fait et qui disent l’amitié,
Grande dans le cœur, même si les cadeaux sont petits.

Il y a la vie et ses difficultés
Séparations et nostalgies.
Il y a la vie et ses beautés
Et j’ai envie de lui dire merci.

Il ya les porteurs d’eau
Il y a les porteurs d’aide
Qui font grandir l’arbre de la vie
En toi, en moi, en nous, en lui...



La rencontre des cinq éléments
à l’aube du 3ème Millénaire


Conte écrit en atelier d’écriture avec la classe de CM1 de l’école Flaubert de Trappes.
Professeur : Muriel Moysan
Animatrice de la Médiathèque Anatole France : Juliette Garcia
Auteur : Zarina Khan

Il était une fois une galaxie vaste et laiteuse comme toutes les galaxies, avec son système solaire, ses étoiles et ses planètes, les unes nomades, filantes, les autres sédentaires, accrochées à leur espace.

Lorsque l’on se penchait un peu, au-dessus du balcon du ciel, on pouvait apercevoir dans cette galaxie une planète qui tournait sur elle même, habillée d’un halo difficile à identifier. Avec de très bonnes jumelles, on pouvait alors découvrir un phénomène peu commun : la matière qui enveloppait cette planète et provoquait cet incroyable rayonnement, était tissée de mille et un sons de toutes les couleurs ! En se rapprochant un peu, on découvrait que ces sons étaient faits de milliers de mots portés par la voix de petits êtres qui sillonnaient la surface de cette planète. Ceux qui connaissent l’histoire du monde savent que cette planète très particulière s’appelle "la Terre", que les petits êtres qui ont tant de voix sont "les humains" et que cette musique de mots dont on peut voir aussi loin le halo de lumière, est transportée par "les histoires" que se racontent les humains, depuis la nuit des temps.

Pour faire le tour de la Terre, les explorateurs de l’espace commencent par écouter ses histoires... En voici une :

Il était une fois sur la Terre une petite ville avec ses rues, ses immeubles, ses magasins, plantés dans une ancienne campagne. Les humains allaient et venaient dans la ville, pris par leurs occupations d’humains. Ce matin-là, les légumes et les fruits s’étiraient sur les étals du marché. Parents et enfants se promenaient, se rencontraient, bavardaient. Dans une petite rue voisine de la place du marché, une femme avance d’un pas rapide, les bras chargés de cahiers. Un homme tourne le coin de la même rue, il est pressé et marche presque au pas de course. Cette rue est celle de l’école. Des arbres l’entourent. Entre les plus hautes branches on peut voir ce matin-là les feuilles s’agiter, plus qu’à l’accoutumée. Mais, qu’est ce-que c’est ? On dirait... un monstre à deux têtes ! Mais non, à mieux y regarder, ce n’est qu’un dragon qui est sorti de la forêt pour faire ses courses, sans doute. Il est vert comme la forêt d’ou il vient, immense ; ses écailles rutilent au soleil et chacun de ses pas résonne comme un coup de tambour. Tout à coup, il s’arrête devant un édifice qui l’étonne : des bâtiments taillés au carré, des murs éclatants de fenêtres, regroupés autour d’une cour. Il s’approche, aperçoit, à travers les vitres, des tables et des chaises alignées. L’étonnement, l’air frais de ce matin d’hiver se mêlent et tandis qu’il ouvre sa gueule de dragon pour s’exclamer : « mais qu’est ce que c’est ? » la question prise dans le chatouillement de ses grosses narines, se transforme en un énorme éternuement ! Le malheureux ne peut alors retenir les flammes qui s’échappent de sa gueule, trop contentes d’aller faire un tour ! Elles se ruent avec appétit sur la première table et la chaise qui se trouvent sur leur chemin. Le feu prend aussitôt.

Pendant ce temps, la femme aux cahiers et l’homme pressé continuent à marcher d’un pas alerte. Soudain, au moment ou ils se croisent, l’épaule de l’homme heurte le bras droit de la jeune femme. Dans un grand bruissement, les cahiers virevoltent et atterrissent en désordre sur le trottoir. L’homme s’arrête « Je suis désolé, je vais vous aider. » Dans un même mouvement, tous les deux s’agenouillent et ramassent, un à un, les cahiers éparpillés. L’homme relève la tête « Comment vous-appelez-vous ? » « Vénus, répond la jeune femme, et vous ? » « Zanzibar ». Son regard s’attarde sur elle. Elle a les lèvres très rouges, des yeux noisettes, et de ravissantes petites fossettes. Elle le regarde à son tour. Ils se sourient, rougissent en chœur, ne bougent plus, tout à l’écoute de leurs cœurs qui battent à tout rompre les tambours de l’amour. Pour eux, un instant, sous les arbres, le temps s’est arrêté.

Dans leur dos, les flammes s’en donnent à cœur joie. La table et la chaise s’écroulent et se consument. L’air, porté par le petit vent du dimanche, vient alors rendre visite aux flammes et de ses grands mouvements dansants, attise le feu qui grandit, grandit ! La fumée s’élève, noire, menaçante.

Vénus sort la première de l’ enchantement qui les a enveloppés. Le rouge, le jaune, l’orange des flammes attirent son regard à travers les arbres « Au feu ! Au feu ! » hurle-t-elle. Zanzibar se retourne « C’est vrai, dit-il, rassurant Vénus alors qu’elle se cache derrière lui, n’ayez pas peur, nous allons appeler les pompiers, l’eau arrêtera le feu ! »

La sirène des pompiers retentit. Le camion rouge porteur d’eau bleue déboule à grande vitesse. Les tuyaux se déroulent dans un crissement de caoutchouc et tout à coup, éblouissante, l’eau jaillit !

Elle interpelle le feu de toutes ses gouttes glacées « Arrête donc, feu imprudent, cesse de danser ! Tu n’es pas là pour faire brûler les écoles, donner des frayeurs aux amoureux avec ta chaleur irraisonnée ! As-tu oublié que tu es sorti des entrailles de la Terre pour l’éclairer, la réchauffer, permettre aux humains de cuisiner ? Rentre donc dans tes conduits électriques, dans les chaudières, les gazinières, les réverbères et danse tant que tu veux mais sur les scènes qui te sont destinées, dans les poêles et les cheminées ! »

Le feu se calme sous les injonctions de l’eau et se fait tout petit. Un pompier lui propose d’entrer dans une bougie pour se reposer.

Une fois installé dans le creux de la cire, le feu alors répond à l’eau « Tu as raison, l’eau, mais le dragon m’a propulsé avec une telle violence ! C’est difficile alors de se contrôler ! En plus, l’air est arrivé et il m’a énervé avec ses grands airs... »

L’air prend alors la mouche : « Pffeu... Pffeu... Écoutez-moi bien tous les deux. Il n’y a qu’un maître ici, c’est moi ! Sans air, vous n’êtes plus rien. Vous n’avez qu’à m’obéir parce que, si je le veux, je peux tous les deux vous détruire ! »

« Ne monte pas sur tes grands chevaux ailés, reprend l’eau, personne n’a dit que tu ne nous es pas nécessaire, autant que chacun d’entre nous sur cette Terre. Sans oxygène, les vivants mourraient mais ils ont besoin de moi aussi pour vivre et du feu. Si tu nous tues, tu seras le maître de rien du tout ! »

Appuyé contre la mèche de la bougie, le feu ajoute :« Laisse là tes colères et tes ouragans. Tu es là pour que les vivants inspirent, expirent, respirent, pour les rafraîchir tendrement quand ils ont trop chaud. Tu es en moi, tu es en l’eau, nous sommes tous réunis pour servir la vie, l’as-tu donc oublié ? »

« Moi aussi, dit l’eau, j’ai quelques fois du mal à me contrôler ! J’ai quelques fois des élans qui me font tout inonder ! Ensuite, je réfléchis, je me ressaisis et je retourne dans mes maisons préférées, les sources et les fontaines et les lacs où il fait si bon se baigner ! »

Les pompiers, Vénus et Zanzibar, le dragon plus loin, caché, de peur de se faire réprimander, tous écoutaient, fascinés, le dialogue des trois éléments quand tout à coup, la terre se mit à frissonner. « La terre bouge ! » crièrent les pompiers. Le dragon sentit tout son corps soulevé, ballotté.

La terre alors fit entendre sa voix douce et profonde : « Vous oubliez, mes frères, un élément et l’un des plus importants. Qui nous empêche de nous entraider, qui nous perturbe, nous détourne de nos chemins, de nos missions ? Qui oublie trop souvent l’équilibre qui a permis la vie ? L’Humanité vient entre nous semer la zizanie ! Je la porte depuis longtemps mais aujourd’hui, elle me fatigue par son arrogance et sa vanité. »

Vénus et Zanzibar avaient les larmes aux yeux. La terre avait raison. Les humains oubliaient trop souvent de respecter les 4 éléments. L’émotion chatouillait les narines du dragon. Pour ne pas éternuer, il poussa un grand soupir de désespoir. Tous les regards se tournèrent vers lui. « Oh, dit Vénus, vous étiez si tranquille que je vous ai pris pour une colline ! » Les pompiers n’en croyaient pas leurs yeux ! Un dragon de la forêt verte et un dragon à deux têtes ! Quand ils raconteraient cela à leur patron... Zanzibar alla vers l’animal effrayé « Comment t’appelles-tu ? ». Tout penaud, le dragon pencha la tête et répondit : « Flamauxtêtes », et de petites flammèches s’échappèrent de sa gueule ouverte. L’eau bondit : « Cher dragon, voilà trois millénaires que tu me donnes du fil à retordre avec ce feu qui s’échappe de ta bouche chaque fois que tu veux t’exprimer ! Fais-moi plaisir, va à l’école pour apprendre à bien parler ! » Le dragon souleva ses deux arbustes de sourcils au-dessus de ses paupières écaillées : « L’école ? Qu’est ce que c’est ? »

« C’est une maison où les enfants apprennent tout ce qui est, à lire, à écrire, à compter, à vivre et à communiquer sans violence et dans le respect de tout ce qui est. » Zanzibar prit la main de Vénus pour ajouter : « C’est là que nos enfants iront dès que nous serons mariés ! »

« Je veux aller à l’école, murmura le dragon, mais où pourrai-je habiter ? »

Vénus caressa le tronc vert de sa patte droite : « Viens à la maison, nous allons t’adopter. Tu m’aideras à allumer le feu pour cuisiner, et tu rendras service au quartier quand il y aura des pannes d’électricité. Quand tu seras grand, je t’aiderai à monter un restaurant chinois, tu te sentiras chez toi, tu sais les dragons viennent de Chine... » Et Zanzibar lui fit un clin d’œil. L’eau, la terre, le feu et l’air saluèrent la générosité de leur 5ème élément amoureux, généreux, quand il veut bien ne pas oublier ses qualités. Ils applaudirent l’Humanité.

Depuis, quelques années se sont écoulées. Sur la petite planète de cette galaxie, le dimanche matin, ajustez bien vos jumelles, penchez-vous au-dessus du balcon du ciel et vous verrez Vénus et Zanzibar qui se rendent au marché. Une file d’enfants les suit, tandis que Flamauxtêtes porte fièrement les paniers. Vous entendrez Mercure, le petit dernier, qui n’en peut plus de rire chaque fois qu’il raconte la même histoire : celle de Flamauxtêtes, le soir de Halloween qui ouvre la porte et se trouve face à des enfants qui le menacent « Bonbons, friandises ou vous serez transformé en crapaud ! » Pauvre dragon, s’il n’est pas devenu vert de peur, c’est parcequ’il est vert déjà ! Les rires des enfants montent jusqu’aux étoiles et la grosse voix de Zanzibar retentit « Allez, les enfants, venez ! » tandis que Vénus sourit.




Le Conte d’Amal et Abdallah

Il était une fois une petite cour dans une cité qui retentissait de cris joyeux. Les arbres tout autour connaissaient bien les deux enfants qui mettaient tant de joie à jouer, à rire, à se raconter des histoires.

Ils s’étaient connus tout petits, chacun assis dans sa poussette. Ils s’étaient regardés et avaient tendu leurs mains l’un vers l’autre en poussant de petits cris pour se rejoindre. Mais ils ne parlaient pas encore et ne marchaient pas non plus. Leurs mamans avaient ri, rapproché les poussettes et les enfants avaient déposé un baiser baveux sur la joue l’un de l’autre. Tout le monde avait applaudi. Et le jardin de la cité avait vu jour après jour ces deux enfants se retrouver et grandir.

Amal était devenue une jolie petite fille et dans ses yeux verts dansaient de petites étoiles. Abdallah ne vivait que pour la retrouver après l’école. Plutôt timide et réservé, il ne se bagarrait jamais avec les autres garçons. Il n’essayait pas d’être le plus fort. Il se concentrait sur le plus beau des sentiments qui grandissait en lui au fur et à mesure qu’il devenait plus grand : l’amour pour Amal.

Huit ans après, dans la même petite cour où ils s’étaient rencontrés bébés, Amal et Abdallah  étaient assis sur un banc. Amal avait posé sa tête sur l’épaule de son amoureux. Ensemble, ils regardaient le soleil qui jouait à cache-cache à travers les feuilles des arbres et se racontaient leur avenir. Sept enfants, ils auraient sept enfants.

Tout à coup, le père d’Abdallah se dressa devant eux et leur cacha le soleil :

« Rentre à la maison. Tu ne peux pas rester avec cette fille. Je vous interdis de vous revoir. Vous n’êtes plus des enfants.

- Pourquoi ? Pourquoi nous ne pouvons pas nous revoir ?

- Vous n’êtes pas du même pays, ni de la même culture ! Vous n’avez pas le droit de vous aimer. »

Amal prit la parole, courageusement :

« Monsieur, je n’ai que huit ans mais j’aime votre fils depuis sept ans et demi et je sais que le droit d’aimer est donné à tout le monde, quel que soit le pays d’où on vient. Je sais que notre sentiment est plus grand que toutes les frontières.

- Votre sentiment va mourir. Demain, Abdallah repart pour le Liban. »

Les arbres de la cité entendirent les cris des deux enfants et pour la première fois, ce n’étaient pas des cris de joie mais de douleur.

Amal fut envoyée au Maroc, chez ses grands-parents. Ils étaient gentils avec elle mais son chagrin était si grand qu’elle ne mangeait plus et se laissait mourir. Sa grand-mère lui préparait le plus délicieux des couscous avec du poulet et des raisins secs, son grand-père lui cueillait des abricots oranges et mûris au soleil, le boulanger du village qui avait un four au coin de la rue lui apportait des pains à l’huile tout chauds. Elle remerciait et pleurait sans pouvoir avaler une bouchée.

Au Liban, Abdallah aussi maigrissait et pleurait. Il découvrait son pays d’origine et sa famille de là-bas qu’il n’avait jamais rencontrée. Mais il n’arrivait pas à ressentir la moindre joie. La nuit, il sortait sur le balcon et regardait les étoiles. Elles ressemblaient aux étoiles qui brillaient dans les yeux d’Amal.

Son pays avait longtemps été plongé dans la guerre. Aujourd’hui, les canons et les fusils se taisaient et on reconstruisait les routes, les maisons en ruine, les ponts. Un jour, le petit garçon avait demandé à son grand-père :

« Dis, à quoi ça sert la paix si on n’a pas le droit d’aimer la personne qu’on aime dans son cœur ? »

Le grand-père avait détourné les yeux et le silence seul avait répondu à sa question.

Un matin, Abdallah gardait la chèvre de la famille, au pied d’un arbre. Tout à coup, un pigeon se pose sur les cornes de la chèvre. Surprise, elle louche vers ses cornes et ce qu’elle voit est incroyable : le pigeon tient dans son bec une rose et les feuilles de la tige lui chatouillent les narines. Alors, la chèvre éternue brutalement... et la rose tombe du bec du pigeon... aux pieds d’Abdallah qui sursaute. Il prend la rose et se met à pleurer encore plus fort. Le pigeon est désolé :

« Pourquoi pleures-tu ?

- Je pleure parce que ma bien-aimée est loin. Elle a des cheveux noirs mi-longs, un serre-tête bleu comme le ciel, des yeux pleins d’étoiles, elle me manque. »

Le pigeon est touché aux larmes et propose à Abdallah d’écrire une lettre à Amal. L’oiseau la transportera à travers le ciel et la terre, jusqu’au Maroc.

« Il nous faut juste trouver une feuille de papier et un crayon sans éveiller les soupçons dans la maison. »

Le vieil âne qui mâchouillait de l’herbe à côté avait tout entendu.

« Moi, je peux vous aider. Je vais entrer dans la maison par la fenêtre ouverte et je prendrai le papier et le crayon du grand-père. »

Le chêne se met à rire.

« Tu vas tout casser avec tes sabots. Tu te prends pour un chat ? »

Vexé, l’âne répond :

« L’Amitié peut donner à un âne l’agilité d’un chat si c’est nécessaire ! »

Et il sauta par la fenêtre sur la pointe de ses sabots et réussit à voler le précieux papier et le crayon qui allaient permettre à Abdallah de poser son cœur au creux de la feuille pour l’envoyer à la tendre Amal...

Chère Amal,

Je pense à toi à chaque instant de ma vie. J’ai voulu mourir mais ce pigeon voyageur me redonne envie de vivre. Il est messager, c’est son métier, un peu comme le facteur, mais il porte des lettres dans le monde entier. Si je t’écris et que tu me réponds, notre amour grandira et nous aussi. Quand nous serons grands, nous nous aimerons. Si nos parents nous aiment vraiment, ils comprendront que rien ne peut nous séparer. Et nous nous battrons pour construire un monde où nos enfants pourront choisir d’aimer qui ils aiment sans être arrêté par les frontières des pays.

Je t’aime.

Abdallah

Le pigeon avait une petite bague à sa patte droite et Abdallah y glissa sa lettre après l’avoir lue à voix haute pour la chèvre, l’âne et le pigeon qui avaient pleuré à chaudes larmes en écoutant les doux mots d’amour.

Personne ne comprit au Maroc pourquoi, un beau matin Amal avait retrouvé l’appétit et demandé des blocs de papier, des crayons et un taille-crayon !

Cher Abdallah,

Comme ta lettre m’a fait plaisir ! J’étais tellement malheureuse avant. Je viens tous les jours au bord de la mer pour penser à toi. Heureusement que nous avons notre ami le pigeon. Sans lui, je serais morte de tristesse. Viens me chercher quand tu seras grand. Ne me laisse pas. Nous avons du travail pour changer le monde, pour que l’amour puisse voler librement par-dessus les frontières.

Amal

Aujourd’hui, Amal et Abdallah sont presque grands. Le monde va bientôt changer et chacun aura le droit de choisir qui aimer.




Le Conte des Riches et des Pauvres
Des Pauvres et des Riches
Des Rauvres et des Piches

C’était le matin sur la place du village. Les petites dames riches arrivaient pour faire leurs courses et leurs colliers et leurs sacs brillaient dans le soleil. Les pauvres, qui avaient l’estomac vide et les habits déchirés, allaient les voir.

« Vous auriez une pièce d’argent, petite Madame ?

- Pour quoi faire, petit Monsieur ?

- Parce que je suis pauvre. »

Ce matin là, les riches étaient de bonne humeur parce qu’ils avaient gagné beaucoup d’argent. Alors, les portes-monnaie s’étaient ouverts plus que d’habitude. Les pauvres s’étaient tous retrouvés et chacun avait au creux de sa paume, une belle pièce bien ronde et brillante. Chacun mit sa pièce dans un vase de terre et le chef des pauvres envoya trois d’entre eux au marché.

« Je voudrais mille kilos de choux, demanda Baccari au marchand de choux.

- Je voudrais une tonne de frites, demanda Anaïs au marchand de frites.

- Ah, dit le marchand de frites, cette année, la récolte de frites n’est pas très bonne, sans doute à cause du vent. Elles ont poussé un peu blanches.

- Ce n’est pas grave, dit Sabrina, nous leur redonnerons de la couleur ! »

Et Walid alla chercher sept gros paniers d’olives pour les presser et en sortir l’huile précieuse qui allait permettre de redorer les frites.

Enfin le repas est prêt. Les pauvres ont dressé une grande table et s’apprêtent à partager tous ensemble leur bon repas. Ils bavardent et chantent et rient, tandis que les riches sont chacun isolés dans leurs grandes maisons silencieuses avec des barreaux aux fenêtres contre les voleurs. Tout à coup, deux policiers surgissent à la table des pauvres.

« Les mains en l’air ! Vous êtes tous en état d’arrestation. »

Et dans la stupeur, on entendit le "clic-clac" des menottes se refermer sur les poignets.

« Enlevez nos menottes, les frites vont refroidir si on ne les mange pas !

- Silence, bande de voleurs ! »

Les pauvres s’exclamèrent d’une seule voix :

« Voleurs ? Pourquoi voleurs ?

- Les marchands nous ont dit que vous avez beaucoup acheté. Or, vous n’avez pas d’argent, donc, vous l’avez volé !

- On nous l’a donné, Monsieur le Policier ! Nous avons demandé et on nous a donné ! Madame Diamant nous a même donné mille pièces !

- Allons voir Madame Diamant. »

Et l’on vit une procession de pauvres menottés aller jusqu’à la porte de Madame Diamant. La voix du policier retentit comme le tonnerre. Il montra Baccari du doigt.

« Madame Diamant, reconnaissez-vous lui avoir donné de l’argent ?

- Non, répondit la petite voix de la dame la plus riche du village.

- Nous sommes perdus, murmurèrent les pauvres, nous allons finir notre vie en prison. »

Madame Diamant reprit : « Je ne lui ai rien donné à lui, mais au petit homme en vert, là, à l’enfant blond, ici, à cette jeune femme aussi. »

La procession immobile des pauvres fut secouée de joie. Et des fenêtres alentour qui s’étaient ouvertes entre-temps, on entendit les autres riches crier :

« Et moi, j’ai donné à Paul, moi à Myriam, moi à Jean-Pierre, moi à Fatoumata ! »

Et le cliquetis des menottes qui se rouvraient les unes après les autres ressemblait à un fau d’artifice sous le soleil de midi.

Le juge était arrivé sur ces entrefaites et sa grosse voix fit le silence.

« Vous êtes libres. Mais ne recommencez pas ! Vous n’avez pas le droit de demander de l’argent. La mendicité est interdite. »

Les riches firent un tohu-bohu :

« Comment vont-ils faire s’ils ne peuvent plus demander de l’argent ? »

Madame Emeraude eut une idée :

« Je sais ! Donnons leur tout ce que nous avons ! Comme cela, ils n’auront plus besoin de demander. Venez ! Prenez mes bijoux, prenez nos maisons, entrez, voilà. Tout ce que nous avons est à vous... »

Les pauvres s’installèrent en pleurant de joie dans les canapés de velours tendre, dans les cuisines pailletées, dans les lits aux draps parfumés à la rose. Ils se plongèrent dans des baignoires débordant de mousse multicolore et dînèrent ensuite jusqu’au matin. Quelques uns étaient un peu tristes parce qu’ils étaient séparés pendant cette fête par les murs épais de chacune de leurs maisons, au lieu d’être ensemble sous les arbres de la place…

Sous les arbres justement, on pouvait assister à un étrange spectacle : les riches étaient rassemblés, couchés sur la terre. Ils avaient peur des bêtes et des insectes. On entendit la voix de Madame Diamant dans la profondeur de la nuit.

« J’ai mal au dos, j’ai froid. Mais c’est la première fois que je vois l’immensité du ciel étoilé, la nuit. C’est beau... »

Au matin, les anciens riches avaient faim. Les anciens pauvres allaient au marché avec leurs colliers et leurs sacs brillants dans le soleil. Ils achetaient des bananes, de la soupe, des glaces.

« Une pièce, s’il vous plaît, demanda Madame Emeraude.

- Ah, non, j’ai été trop pauvre, je ne donne plus rien, répondit hautainement Baccari. »

Les anciens riches se lamentaient :

« Qu’est-ce que nous allons faire ? Nous n’avons plus rien. Il ne fallait pas leur donner notre argent, nous allons tous mourir. »

Et leurs plaintes montaient comme le croassement des corbeaux du désespoir.

Baccari avait beau manger glace sur glace, s’empiffrer, remplir son caddie de jouets, il n’arrivait pas à ne pas les entendre et les plaintes lui vrillaient les oreilles, comme un gros insecte qui lui serait entré dans la tête. Il appela tous les nouveaux riches à une assemblée.

« Voyez-vous ce que je vois ? Nous sommes riches aujourd’hui mais à notre place, il y a le même nombre de pauvres. Et je vous vois avides, égoïstes, avares, possessifs. Avez-vous oublié nos souffrances d’hier ? Parce que nous savons ce qu’est la pauvreté, nous n’avons pas le droit de la laisser grandir. C’est à nous de briser le cercle de l’injustice. »

D’une seule voix, les nouveaux riches répondirent : « Oui, arrêtons la pauvreté ! »

Les idées fusaient comme des étoiles filantes en plein jour :

« Organisons-nous ! Répartissons nous le travail. Il faut cent cuisiniers, quarante-trois coiffeurs, des agriculteurs, des musiciens, des constructeurs de maisons, des bâtisseurs de ponts, des marins, des pêcheurs, des boulangers, des Messieurs avec des cravates et des cahiers pleins de chiffres pour partager nos richesses et notre temps de travail. Et des artistes pour qu’ils nous donnent le cœur à l’ouvrage et qu’il y ait tous les jours une fête ! Allons voir les nouveaux pauvres. »

Il y eut ce jour là une assemblée extraordinaire sous les arbres. Les femmes et les hommes échangeaient leurs savoirs et avaient envie d’apprendre de nouveaux métiers. Le comptable apprenait au boulanger à gérer les comptes du village et le boulanger lui apprenait à pétrir le pain. Les adultes s’amusaient comme des enfants à changer de vie, tandis que les enfants, plus sages, s’étaient assis et racontaient l’histoire qu’ils préféraient. Celle d’un village où la pauvreté et la richesse s’étaient mariées pour mettre au monde des enfants qui allaient changer le monde : Générosité, une petite fille au grand cœur et Partage, un garçon plein de courage et de sincérité...




Petit conte à raconter aux grands et aux petits

Il était une fois deux enfants qui étaient frère et sœur. Ils s’appelaient Wandé et Antoine. Leurs parents, Charlemagne et Élodie étaient très sévères. Quand Wandé et Antoine revenaient avec de mauvaises notes de l’école ou parlaient dans leur lit avant de s’endormir, Maman Élodie se mettait à crier : « Si tu ne dors pas, Wandé, je vais te marier ! Et toi, Antoine, si tu ne dors pas, je vais te frapper ! »

Ce soir-là, les deux enfants étaient très inquiets. Ils avaient tous les deux eu une très mauvaise note à leur dictée. Le maître les avait grondés :

« Comme vous travaillez mal, un matin, vous allez vous réveiller et vous serez grands.

– en une nuit, on deviendra grands ?

– oui, vous verrez, et c’est terrible de grandir en une nuit ! »

Antoine murmura : « c’est peut-être cette nuit que cela va arriver... »

Wandé répondit : « peut-être allons nous dormir notre dernière nuit d’enfants. Bonne nuit, petit frère, même si tu es grand demain, tu seras toujours mon petit frère. »

« Bonne nuit, quoiqu’il arrive, tu seras toujours ma sœur bien-aimée. »

Les enfants firent un drôle de cauchemar. Ils étaient bébés dans leur berceau. Un homme avait mis le masque de leur père, était passé devant la gardienne de l’immeuble en souriant, avait dit bonjour à sa femme qui préparait la cuisine et ne vit rien d’inhabituel, était entré dans la chambre des enfants, les avait mis dans son sac à dos... et était reparti sans problèmes. Les enfants, enfermés dans le sac à dos, savaient qu’ils avaient été enlevés par un homme qui avait le visage de leur père mais qui n’était pas leur père. Qu’allaient-ils devenir ?

La sonnerie du réveil retentit, les sortant de leur cauchemar. Et tout à coup...

« Antoine, réveille-toi ! C’est arrivé !

– Quoi, Wandé ? Laisse moi dormir encore un peu !

– Antoine, je suis grande ! Je suis grande ! Toi aussi ! Tes pieds dépassent du lit ! »

Antoine tomba du lit d’étonnement. Ses bras, ses jambes dépassaient de partout. Son pyjama, qui lui arrivait hier aux chevilles, était devenu un short et sa chemise d’enfant flottait déchirée autour de ses larges épaules. Il avait le corps d’un homme. Il regarda sa sœur. La longue chemise de nuit s’était transformée en minijupe et quant elle voulut enfiler ses chaussons, elle ne put y entrer que le bout des orteils !

La voix de Maman Élodie retentit : « Vous allez être en retard à l’école, bande de fainéants ! Je sors le martinet et je vous envoie votre père. Vous allez voir ce que vous allez voir ! »

Les enfants étaient paralysés par la peur. La porte s’ouvrit. Leurs parents se tenaient devant eux, minuscules, accrochés à un immense martinet qui avait, par rapport à eux, la taille d’un immense réverbère...

« Viens mon fils que je te frappe » hurla Charlemagne. Il s’approcha d’Antoine qui se mit à rire. Son père était plus petit qu’un rat et ses coups lui chatouillaient la plante des pieds. Il se contorsionnait dans tous les sens, secoué de rire : « Guili guili guili guili, arrête papa, arrête, je vais avoir le hoquet à force de rire. »

Maman Élodie venait de comprendre le drame. Son mari et elle avaient rétréci et n’étaient pas plus hauts qu’une souris et qu’un rat, alors que leurs enfants touchaient presque le plafond ! Elle se mit à pleurer.

Ému, Antoine la prit dans sa main : « Ne pleure pas, tu es toujours notre Maman.

– Oui, mais je ne pourrai plus vous frapper ! Tu vois bien, même ton père n’y arrive plus !

– Alors, dirent les enfant, il faudra trouver un autre moyen d’être parents que de nous frapper et nous gronder. Que peuvent bien faire d’autre les parents ? »

Élodie et Charlemagne réfléchissaient : « Peut-être pourrions nous... les caresser, leur faire des bisous, préparer de bons petits plats, leur raconter des histoires le soir... » dit la mère.

Le père reprit : « Moi, je pourrais leur bricoler un joli bureau, leur construire un bateau qui flotterait dans la baignoire, les aider à apprendre à compter... je ne sais pas, moi... »

Les enfants se mirent à pleurer. Antoine se lamentait : « En plus, je ne veux pas être déjà grand ! Quand on est grand, on doit se débrouiller tout seul.

- Oui, ajouta Wandé. Et on doit tout faire, le ménage, la vaisselle, se marier, amener les enfants à l’école, leur donner le bain, laver le linge… Moi, même si je suis grande de taille je suis trop petite dans mon cœur et dans ma tête pour faire tout ça.

- J’ai une idée, dit Antoine. Si nous promettons de bien travailler à l’école, si vous promettez de ne plus vous énerver et nous frapper, peut-être aurons nous une deuxième chance, vous d’être parents, et nous d’être des enfants. »

Tous les quatre s’empressèrent de promettre sincèrement et du fond du cœur. Tous les quatre fermèrent les yeux très fort, concentrés sur leurs promesses. Un grand souffle de vent ouvrit la fenêtre et passa dans la pièce. Dans le silence, chacun ouvrit un œil : ils avaient tous repris leur taille normale !

Les enfants firent des sauts de joie. Les parents les embrassaient et s’embrassaient entre eux comme ils ne l’avaient jamais fait !

« Vite, nous allons être en retard à l’école ! cria Wandé.

– C’est vrai, dit Antoine, on ne sait jamais ce qui peut encore arriver ! En route ! À ce soir, les parents !

– À ce soir, les enfants. »

Les parents, à la fenêtre, regardaient leurs enfants courir vers l’école, le cœur joyeux.

« Le martinet, dit Élodie, on pourrait le jeter.

– Oui, répondit Charlemagne, quand il le faudra, je ferai la grosse voix. C’est bien assez pour avoir de l’autorité... »

Ce matin-là, ils riaient comme des enfants, ces parents-là...

Il faudrait que cette petite catastrophe de grandissement et de rétrécissement arrive plus souvent, pour qu’on apprécie chacun d’être des enfants et des parents !




Le papillon mémoire

« C’était au viêt-nam. Le poisson séchait sur la terrasse. Le toit de ma maison était recouvert de feuilles et la nuit, dans mon lit, j’entendais le chant des feuilles.

Dans ma cour, il y avait un banc en pierre avec des fleurs peintes. Mes amis avaient ma taille, ils s’asseyaient et leurs pieds, comme les miens, ne touchaient pas la terres. Un jeunes cochon gardait la maison. Il avait appris à sourire.

De ces jours-là de mon enfance, j’ai gardé le sentiment de la beauté et de la joie. Aujourd’hui, je ne peux pas m’asseoir sur le banc parce que les banc et le viêt-nam sont loin de moi. Je ne suis sûr que mes pieds aujourd’hui touchent la terre. »

Le papillon était attentif à tout ce que l’enfant lui racontait. Parfois, pour signifier qu’il comprenait bien, il agitait le bout de ses ailes pailletées d’or.

« Sais-tu ce que je ressens, Papillon ?

- oui, dit le papillon, tu ressens de la nostalgie. C’est un sentiment qui fait mal. C’est la douleur de ne pas pouvoir retourner dans ton pays d’origine, d’être séparé par la distance ou par les années des lieux qu’on aime, des gens qu’on aime. La nostalgie est la sœur de la tristesse.

- Il faut essayer d’oublier, alors ?

- Surtout pas, tu me tuerais.

- Je te tuerais si j’oubliais mon enfance au viêt-nam ? Alors ça, explique-moi le rapport !

- Regarde mes ailes de plus près. »

Lucky se pencha sur son ami ailé. Il fut pris de vertige : des milliers de touches de couleur se superposaient pour arriver presque à la transparence de l’eau de mer. Et dans chaque touche de couleur, il pouvait voir se dérouler une scéne de beauté et de joie.

« Papillon, c’est incroyable ! Ma maison au viêt-nam avec son toit de feuilles, je viens de la voir apparaître sur tes ailes ! »

Le papillon sourit :

« Je suis la mémoire du monde. Je cueuille les plus beaux souvenirs des enfants. Ils se dessinent sur mes ailes et se transforment en couleurs. En me regardant, tu peux voyager et connaître les souvenirs d’autres enfants qui déposent leur nostalgie au creux de mes ailes.

- Laisse moi regarder encore. »

Lucky put voir la grande sœur de marmouna au Sénégal, belle avec ses chaussures blanches à grands talons et le grand-père de Kumba dans un champs de manguiers. Il entendit le coq chanter au lever du soleil quand l’aboiement des chiens de nuit s’arrête enfin dans la campagne sénégalaise. Il vit Batiste en Corse perché sur un banc de sable en pleine mer, jetant de l’eau à grandes brassées vers ses cousines qui riaient. Il vit Rachelle en côte-d’Ivoire, marcher, toute petite à coté d’un éléphant immense. elle racontait à l’éléphant que des hommes au visage peint avaient tué son grand-père. L’éléphant la consolait et lui disait avec sa grose voix :

« La mort ne tue pas l’amour de ceux qui s’en vont. Leur amour reste vivant pour les vivants. »

Il vit Sarah et Sabine dans les patio d’une maison tunisienne assises devant un Kanoun. C’était un joli vase en terre dans laquel chauffaient des braises de charbon. Sur le dessous, une petite théière de métal dégageait un parfum de menthe. L’odeur était si forte que Lucky eut le goût dans sa bouche du thé à la menthe. Une femme envelloppée dans un tissu de couleur mauve entrait dans le patio avec une gargoulette. Elle rapportait de l’eau fraîche de la fontaine. Il vit Khereddine jouer avec une toupie et Jean-Christophe crier « Victoire ! » parce qu’après beaucoup d’efforts, il arrivait à sauter à la corde. Il vit Estelle parler au poisson "Vanille" dans un bocal et lui raconter ses tristesses.

Il surprit la conversation grave d’une petite fille qui ne voulait pas se marier parce qu’elle avait peut d’avoir des bébés. Une petite chienne blanche lui répondait qu’elle ne devait pas avoir peur : « Lorsqu’on rencontre un homme qu’on aime, on a envie d’avoir des enfants. C’est doux d’aimer ses enfants. » « Oui, mais l’amour parfois se casse et alors, on doit divorcer. » « C’est dur à accepter, c’est vrai. Mais l’enfant est toujours né de l’amour de ses parents et même si les parents ne s’aiment plus, l’enfant garde en lui l’amour dont il est le fruit. »

Lucky feuilletait les couleurs sur les ailes du papillon et découvrait, dans les souvenirs des autres enfants, tous les sentiments qu’il avait en lui. Il se sentait de moins en moins seul.

« Je vais m’envoler, dit le papillon. J’ai un souvenir à recueillir aux Antilles.

- Avant de partir, dit Lucky, dis-moi pourquoi j’ai le sentiment d’être coupé en deux : mon corps est ici, ma tête est au pays où sont mes frères, mes grands-parents, là où est ma petite enfance.

- Maintenant que tu me connais, répondit le papillon mémoire, tu sentiras ta tête et ton corps se relier par mes fils de couleur. Tes souvenirs sont en toi et tes sentiments aussi. Partout où tu seras, je serai là et avec moi toute la mémoire. Si tu ne me vois pas en train de voleter, ne t’inquiète pas : ferme les yeux et tu me verras apparaître. Quand tu le voudras, tu pouras feuilleter mon album intérieur, et tourner les pages de la vie en couleur... »

La caresse d’une aile sur le bout de son nez, le papillon s’était envolé. Mais Lucky n’était pas inquiet : il savait qu’ne fermant ses paupières il se retrouverait. Et il sentit en lui la douceur de ce nouvel ami-mémoire...




Le pays des oreilles

Il était une fois un cochon qui avait un caractère de cochon et se disputait avec tous les cochons. S’il était méchant, c’est parce qu’on l’avait beaucoup frappé, qu’on lui volait toujours son assiette et que tout le monde le pensait bête. Un jour, un kangourou qui passait pas là le vit grogner, se bagarrer :

« N’en as-tu pas assez de râler, demanda-t-il au cochon, n’est-tu pas fatigué d’être toujours grogon ? »

Surpris, le cochon réfléchit :

« Oui, je crois que je suis fatigué d’être un cochon grognon. Mais je ne vois pas comment changer. Né cochon, né grognon.

- Tu as besoin de caresses, de tendresse, d’ouvrir tes oreiles aux chants du monde ! »

Les gloussements, les grognements, les piaillements, les oreilles du cochon ne connaissaient que ces notes de musique-là !

« Et il chante où, le monde ?

- Là , sous ta fenêtre, là-bas, partout le monde chante et tu ne l’entends pas. Suis moi, nous allons emmener tes oreilles dans un nouveau pays.

- Ah non ! moi, les voyages, les bagages, les bastingages, très peu pour moi. »

Le Kangourou prit le cochon pas sa patte grasouillette et le poussa vers les grands chênes, à trois pas de ferme.

« Voilà. Installe-toi. Le vent se lève. C’est l’heure des informations à la radio des arbres.

- Je n’entends rien, grogna le cochon, que des branches qui craquent, des feuilles qui se suicident, des insectes qui frottent bêtement les pattes. »

Le kangourou était perplexe. Il alla chercher de l’aide auprès de la poule.

« Dame poule, aide moi à glisser le chant du monde dans les oreilles du cochon.

- Ah, caqueta la poule, il est sourd comme un pot. Déjà, il faut lui apprendre le morse. Allez, gros fainéant, écoute-moi çà. »

Et voila Dame poule en train de frapper de son bec l’oreille du cochon et de lui apprendre les syllabes :

« Un coup, B et A = AB, deux coups, CH et A, trois coups, Do et Do = DODO... »

La poule lui chatouillait les oreilles, et le cochon se mit à rire. Il riait pour la première fois de sa vie ! Rien de tel qu’on bon rire pour décrasser les oreilles...

Le soir tombait. La leçon de morse était finie.

« Écoute à nouveau la radio des arbres. C’est l’heure de l’émission des sentiments. Fais un effort ou je te mets dans la poche de mon ventre et je t’emmène en Afrique rencontrer mon oncle le lion. J’ouvre mon oreille droite, mon oreille gauche... je fais attention... »

Concentration du cochon grognon...

« J’entends ! J’entends un petit garçon qui raconte l’amour de la mère et de l’enfant. C’est Sacha : il a une maman chat qui a un petit châton. Ils ont tous les trois des yeux bleus et l’amour les rend joyeux...

J’entends Selvi qui cueille des fleurs et les mets dans le panier que lui a offert sa grand-mère. Depuis, elle est morte mais son amour, elle l’entend, il est toujours vivant ! J’entends un chien dalmatien qui rencontre un ours violet et ils se lient d’amitié. J’entends le galop d’un cheval en peluche qui emmène sur son dos les pensées de Jonathan vers sa grand-mère en Algérie... J’entends un bébé qui gazouille sous les fleurs en Martinique ! Je vois un singe en Turquie qui ne sort jamais sans son habit et le ciel qui parle au soleil...

- Que lui dit-il ?, demanda Dame poule.

- Le ciel dit au soleil qu’il l’aime pour la caresse de ses rayons...

J’entends un lapin qui déménage dans une maison de pistaches et qui offre au renard sa récolte de carottes. J’entends les pensées de Sadio qui volent comme des oiseaux vers sa famille au Mali... J’entends la caresse du vent dans le silence de la nuit.

Kangourou, je t’aime, tu m’as ouvert les oreilles, tu as changé ma vie ! Dame poule, je te dit merci. Je vais cesser de grogner, moi aussi, je sais chanter... »

Cette nuit-là ne fut pas une nuit comme les autres. Un cochon, une poule et un kangourou grattaient les cordes de leur cœur et chantaient au étoiles des mélodies d’amour...




Les photographies intérieures

Un jour des enfants eurent très envie de voyager dans le temps et dans l’espace. Mais parmi eux, il n’y avait pas de savant capable de construire une machine à remonter le temps et à télétransporter.

Comment faire ?

« J’ai eu une idée ! dit Vincent, nous allons fouiller dans nos greniers et apporter toutes les photographies que nous pourrons trouver. Nous entrerons dans les photos et ainsi nous voyagerons tout l’après-midi... »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Élodie déroula la première une grande photo en noir et blanc. On y voyait une femme bretonne avec sa coiffe blanche sur le haut de la tête. Elle était jeune, mais la façon dont elle était habillée, les gens qui l’entouraient, la charrette au coin de la rue, tout permettait de vérifier que la scène avait lieu au début du vingtième siècle. Or, au moment où les enfants la regardaient, le siècle était déjà passé.

« Elle s’appelle Valentine, dit un enfant.

- Non, Juliette.

- Moi, je crois qu’elle s’appelle Camille.

- Ne vous disputez pas, dit le plus sage, à l’époque on avait plusieurs prénoms : mettons-nous d’accord pour l’appeller Juliette-Valentine-Camille... Aujourd’hui elle fête certainement ses cents ans. »

Personne ne connaissait la jeune femme, ni la Bretagne. Mais les enfants s’étaient rapprochés de la ruelle de ce village au début du siècle et avaient souhaité à la belle inconnue centenaire un bon anniversaire.

« Venez avec moi maintenant, s'écria Marina. Je vous emmène au Pérou. »

Et elle brandit une photographie toute bariolée. Les lamas étaient habillés de couvertures multicolores et leurs drôles de têtes, entre le chameau et l’âne, semblaient douces à caresser. Marina raconta qu’au Pérou, on ne porte pas de manteaux mais des "ponchos", de petite couvertures trouées au mileiu et qu’on enfile par la tête. Elle parla du volcan Misti dans la ville d’Arequipa qui parfois se mettait en colère et faisait trembler la terre. Les enfants frissonnèrent de peur.

Pour les rassurer, Naja les emmena se reposer sous un palmier, en Tunisie. Elle leur fit goûter des dattes, ces petits fruits marrons très sucrès avec un noyau allongé. Soufia leur proposa un bain dans la mer méditérranée. Dans l’eau, ils pouvaient voir la ville de casablanca qui s’étendait avec ses maisons blanches et les minarets dorés des mosquées. David boudait dans un coin.

« Qu’est-ce que tu as ?

- Justement, je n’ai rien, grogna David. Je n’ai pas de photographies. Je ne peut pas vous faire entrer dans mon pays d’origine et j’aimerais bien vous y inviter.

- Nous non plus, nous n’avons pas de photos. Ce n’est pas juste ! »

Tout les enfants prirent leur têtes entre les mains pour mieux réfléchir.

Il fallait trouver une solution pour continuer à voyager... Angela rompit le silence :

« J’ai une proposition à vous faire. Touc ceux qui n’ont pas de photos en vrai vont chercher dans leur tête une photographie intérieure. Ils vont la décrire dans les moindres détails. Alors nous entrerons, non pas dans l’image de papier, mais dans les images qui naissent à partir des mots dans nos têtes.

- C’est trop compliqué, dit David.

- Vas-y, essaye. Que vois-tu dans tête? Arrête-toi sur ce que tu vois et raconte-nous, ça va marcher ! »

David commença :

« Je suis en Chine. Autour de moi, il y a des arbres, des chèvres et de petites maisons avec des toits pointus. Mes sœurs et mes grands-parents préparent le riz et moi, je joue avec mes amis à chat-glacés.

- Chat-glacés ? S’écrièrent les enfants en choeur.

- Oui, quand tu es touché, tu es comme pris dans la glace, tu ne bouges plus !

- Chez moi, il fait trop chaud pour jouer à chat-glacés, dit Mohamed. Au Mali, on joue à chat-normal. Et quand je suis fatigué de courir sous le soleil, ma soeur Touré me prépare du melon frais et des mangues douces et justeuses. Elle me manque. »

Le silence enveloppa les enfants comme une vague. Ils avaient tous quelqu’un à qui penser, quelqu’un qui était loin et qui leur manquait. C’était doux de penser ensemble à tous les absents dans un silence d’amitié.

« Moi, j’ai un problème, dit vincent. Quand j’était au Zaïre, j’était dans le ventre de ma mère. Depuis un moment, je cherche mais je ne trouve pas de photographie intérieure pour vous faire voyager !

- Mais c’est normal, dans le ventre, les enfants ne voient rien, s’écrièrent les autres.

- Quelquefois, ils entendent, ajouta Lassina, très sérieux.

- Tu ne te souvient pas d’un bruit particulier ?

- D’un bruit non, mais du tambour qui donne envie de danser. »




Le conte de Pepito Zacari Mas

Écrit à l’école élémentaire
159, avenue Parmentier
75010 - PARIS
Auteur : Zarina Khan
Classe de CE1 avec Jocelyne Serais avec : Héloïse AIME, Aminata BOUNE, Jérémie CLARA, Dionta COULIBALY, Mahetan DIAROUMA, Mohamed ELGAMAL, Ayse ERGUL,
Nabila FERRAG, Awa FOFANA, Thomas GYAMFI, Elizabeta JOVANOVIC, Hanene KALACHE, Maxime LECHELLE, Françoise LIN, Namisata MEITE, Hagar MEKI, Kajal PURBHOO, Kharthyani RAJAKUMAR, Shahjat RASHID, Bernad ROBIN.

La nuit tombait sur la maison de Pepito Zacari Mas qui était un tout petit garçon, aussi petit que sa maison était grande. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture.

Au début, ils les avait attendus, puis des tas de grandes personnes, très grande, lui avaient expliqué avec de drôles de têtes allongés, que son papa et sa maman ne reviendraient pas. Les uns disaient qu’ils étaient partis au-dessus des nuages, qu’ils avaient rejoins le soleil, les autres qu’il étaient dans un pays où on est si bien qu’on n'en ressort plus, d’autres encore qu’ils étaient au paradis près de Dieu. Et alors, quand Pepito Zacari Mas demandait à parler à Dieu pour qu’il puisse avoir des nouvelles de ses parents, les grandes personnes disaient « ce n’est pas si simple... » et toussotaient.

Alors, un jour, Pepito Zacari Mas décida de ne plus les attendre dans la grande maison silencieuse, il écrivit un poème pour eux et le laissa sur la table de la salle à manger.

Il paraît que les morts, d’où ils sont arrivent toujours à lire nos poèmes.


Petit poème pour mes parents :


J’écris au crayon de ma pensée

Et je prie pour que mon crayon ne soit jamais cassé

Pour rester toujours auprès de vous sur le papier de ma pensée

Que ma règle se casse si elle le veut

Cassée, on peut encore l’utiliser.


Je veux vous dire mes peurs

Pour que vous me protégiez.


J’ai peur d’être en panne

De me casser une jambe

Parce qu’alors mon voyage


Mon voyage sera cassé si je ne peux plus marcher.


J’ai peur que les pyramides ne s’écroulent

Et que les morts soient dérangés,

J’ai peur du silence et du silence

De l’obscurité dans la maison.


J’avais peur de vous perdre quand

Vous étiez vivants, et de rester seul ;

Aujourd’hui je vous ai perdu.


On croit que je suis tout seul

Mais je sens toujours votre présence,

Sans vous voir dans le silence,

Et c’est bien.


L’important, disiez-vous, c’est de demander de l’aide

Quand on en a besoin

Et d’en donner à quelqu’un

Alors je pars sur les routes à la recherche de cet échange

Et je trouverai quelqu’un pour m’aider, et à aider...

Si vous êtes dans le soleil, éclairez mes pas

Je ne marcherai que le jour

Lorsque vous serez là.

Je vous aimerai toujours.


Pepito Zacari Mas


Pepito pris la route. Le premier ami qu’il se fit, dans la rivière où il se lavait, fut un poisson aux écailles d’argent qui lui aussi avait perdu ses parents.

« Je peux t’accompagner dans ce voyage, dit-il, si ta route suit le bord de la rivière. Je te servirai quand tu devras traverser les mers. Tu monteras sur mon dos. »

Pepito accepta avec joie la proposition du poisson. Il rencontra ensuite un chien qui avait pour ami un chat dont il ne se séparait pas, puis un lapin qui en avait assez d’avoir peur d’être mangé et avait envie de voyager. Puis un cheval blanc. Et, dans une maison abandonnée, il fit la connaissance de deux perruches bleue et rose qui parlaient toutes les langues du monde.

« Nous pourrons te traduire tous les mots que tu vas rencontrer. Nous serons tes interprètes. »

Et, d’un coup d’aile, la perruche bleue se posa sur l’épaule gauche de Pépito, la rose sur son épaule droite. Et le cortège s’ébranla à la conquête du monde.

Ils traversèrent l’Espagne et on leur dit souvent « merci » d’être passés. « Gracias, gracias ! » criaient les enfants à cette petite bande colorée.

Ils découvrirent l’Afrique et les noix de coco poilues au dehors, blanches avec leur lait à l’intérieur, et les mangues sucrées du Mali. Ils s’amusèrent en Chine à manger avec des baguettes. Le cheval blanc avait du mal, normal, avec ses gros sabots. Alors les perruches l’ont aidé, chacune maniait une baguette et elles voletaient ensemble du bol de riz aux mâchoires du cheval. Tout le monde riait, mais le cheval blanc leur offrit un éventail chinois tout doré.

Au Sri Lanka, le riz tout à coup devint jaune. « C’est le soleil qui l’a bronzé », déclara le lapin qui ne connaissait rien au monde et sortait pour la première fois de son terrier. Le chat, qui avait de grands savoirs géographiques, et surtout en matière de cuisine, rit : « C’est de la poudre de curry qu’on ajoute au riz. C’est une épice jaune et relevée. C’est un délice d’épice ! Goûtez ! » Pépito rit aussi car après le repas toutes les moustaches du chat, du chien, du cheval du lapin et le tour des becs des perruches, étaient jaune vif couleur soleil !

Le chat rencontra un "puney", chat en Sri Lanskais, le chien rencontra un "oulé", chien dans la langue du Mali. Le monde était plein de beauté différentes, mais partout l’amitié était présente. Le poisson eut une indigestion de "Mandaline". Si, si vous connaissez, c’est rond et ça a la couleur du soleil au coucher. «En français, c’est une orange », dit la perruche. « Inte mandaline, Je veux des oranges », réclamait le poisson, aux pécheurs maliens qui n’avaient encore jamais vu un poisson manger des oranges !

En Égypte, Pépito rencontra une femme et un homme très important pour lui. Ils étaient vieux déjà et assis devant la porte de leur maison. Ils l’appelèrent.

« Petit, petit, toi qui passes par là avec tous tes amis, quel est ton nom ?

- Mon nom est Pépito Zacari Mas », dit le petit.

Ils le prirent dans leurs bras : « Sais-tu que "MAS" veut dire Égypte mon garçon ? Tu es notre petit fils. Viens, entre dans ta maison. »

Les animaux étaient alignés devant le seuil de la maison et pleuraient de joie. Le poisson, qui était transporté comme un pacha dans un bocal posé sur la selle du cheval, gloussa et avala une tasse d’inquiétude :

« Et nous ? Et nous ?

- J’allais oublier, dit le grand père, tes amis sont les bienvenus... Nous sommes vieux et nous aurons bientôt besoin d’aide. »

Ils s’arrêtèrent longtemps dans la douceur de cette maison. Puis ils reprirent leur voyage à la rencontre de tous les frères et les soeurs qu’ils savaient avoir dans le monde... Les grands parents étaient installés sur un cheval blanc, sous l’ombrelle que tenait le lapin fier de les protéger de la chaleur, heureux d’être utiles à ceux qui les avaient aidés, à ceux qui les aimaient. Le cheval trottinait aussi avec fierté, dodelinant de la tête, avec ses deux jolies boucles d’oreilles bleue et rose, chaque perruche perchée sur ses oreilles dressées.

« Hé, les perruches, appela le lapin, j’ai besoin de votre talent de traductrices. Comment s’appelle cette boule chaude comme un soleil et que je sens au fond de mon coeur ? »

Elles gazouillèrent en choeur, avec un petit clin d’oeil complice :

« L’amour, mon petit, c’est l’amour que tu ressens dans ton coeur, pour le monde qui t’entoure. »




Les larmes douces du Soleil

Il était une fois un astre de feu qui avait fait vœu de puissance. Les dieux l’ont exaucé. Fleur immense de flammes entremêlées, sa danse lumineuse en a fait le cœur d’un système, qui attirait étoiles et planètes. Sa lueur allait effleurer d’autres galaxies, pâles et incolores, admiratives devant son incroyable clarté.

Les millénaires se déroulaient sous la plume invisible du temps.

Un jour, l’astre – soleil se sentit las de danser seul, il avait envie d’inviter les planètes à danser avec lui. Quelques comètes imprudentes et légères, vite séduites, répondirent à l’invitation. Elles se mirent à fondre aussitôt enlacées, désintégrées dans la valse de lumière.

Le soleil se sentit seul. Il voulait connaître l’amour, avoir au moins un enfant. Il se plaignit à la lune, froide et pâle, immobile, qui sourit : « L’amour, tu le connais, n’entends-tu pas comme la planète Terre te chante, te pleure la nuit lorsque tu quittes une part d’elle-même, et s’offre à toi, tous les matins, lorsque tu lui reviens ? » À l’aube d’un nouveau millénaire, le soleil se tourna alors vers la petite planète bleue qui en rosit d’émotion.

« Terre, je m’ennuie dans ma puissance. Mes flammes m’isolent de toute étreinte. Je voudrais être en toi, que tu portes mes enfants. »

La Terre sourit : « Tout ce qui est en moi est issu de toi. Je porte déjà des milliers d’enfants de toi, les volcans m’animent et dansent, chacun d’entre eux en mon cœur te ressemble. Écoute ton cœur qui bat partout en moi, tes feux bondissent, tes fils volcans s’allument et jettent leurs langues de laves enflammées sur les vallées. Les flux de chaleur s’élancent de mon ventre et envahissent le ciel, pour mieux te rejoindre. Ma danse est la tienne. Ton étreinte me fait vivre. »

Le soleil fut ému : « C’est vrai, je te vois, je t’entends et tous mes fils en toi. Je souhaiterais juste plus de douceur dans notre amour ; dis à mes fils de s’apaiser, de se poser, de procréer à leur tour. Dis-leur que j’aimerais pouvoir pleurer de joie. »

La Terre alors calma ses enfants – volcans.

« L’ère est à la douceur, dit votre père. »

Le relief alors s’inverse, les vallées s’élèvent en montagnes, les montagnes en vallées s’apaisent. Et sous le regard attentif du soleil, la terre alors sculpte en douceur son visage. Des plantes fragiles percent les coulées, et ancrés profondément dans le cœur de leur mère, les arbres tendent leurs bras vers le père. Châtaigniers, peupliers et chênes, noisetiers, érables et conifères se dressent vers le ciel. Parmi ces géants, un seul ne grandit pas mais s’étire, collé au ventre de la terre : la vigne est née de cet appel à la douceur.

« Regarde, dit la terre au soleil, tu voulais pleurer de joie. Dans chaque fruit de la vigne, proche de mes flancs, une de tes larmes s’est enveloppée, fragile et sucrée, sous une peau tendre et violacée, aux couleurs du firmament. Tes désirs sont-ils comblés ? »

Le soleil frémit de joie. Son frémissement est tel qu’une éclipse envahit un instant le système entier. Il se ressaisit et dit :

« J’ose à peine le formuler, mais j’ai encore un désir, ardent. J’aimerais libérer mes larmes, les verser enfin et que tous les partagent... »

La Terre demeura perplexe devant la demande de son amant. Elle lui devait tant. Elle réfléchit.

« Tous les deux, nous n’y arriverons pas. Il nous faudrait un autre enfant, brillant comme toi, ancré comme moi, qui saura me parcourir et recueillir les fruits de notre union, les travailler, les conserver, les transformer. Un enfant qui saura donner d’autres formes à ce qui est, qui libérera toi, tes larmes, moi, mes sourires. »

Enfant du désir de la Terre et du soleil, c’est ainsi que l’homme est né. Il a laissé ses empreintes en Afrique orientale il y a 4 millions d’années et a mis 2 millions d’années pour arriver en Haute-Loire et... en Ardèche. Il y a un million 300 mille ans, ici, il s’est installé. Et toute son évolution, il l’a consacrée à accomplir sa mission, le désir de ses parents : conserver et transformer, recueillir et partager, lier, entrelacer ce qui est, et créer.

Longtemps, il hésite devant les larmes enfermées de son père et les ceps noueux qui les abritent. Il attend d’être grand et mûr, il invente encore et encore des outils. Il a peur. On ne joue pas avec les larmes de la douceur. Mais les larmes s’étendent sur les coteaux, offertes aux caresses du père. Un jour il se voit cerné de ces milliers de larmes qui ne demandent qu’à s’écouler. Il les a si longtemps regardées, de saison en saison, il se sent fort des milliers d’années traversées, il est prêt. Et le voilà qui ébourgeonne et supprime les pousses secondaires sur les tiges principales, minutieusement, puis s’adonne à l’effeuillage des deux faces de la vigne afin d’aérer les fruits, évitant qu’un seul ne pourrisse, recherchant le meilleur palissage pour conserver, malgré l’effeuillage, une surface foliaire importante, décidant d’un deuxième passage d’effeuillage pour compléter l’effet du premier. Éclaircissage, épamprage, relevage et rognage. Il s’affaire et repousse les attaques des bêtes autour des larmes de son père. Tout est prêt. Ses mains sont maintenant fines et habiles. Il lui faut à présent un à un prendre doucement chaque grain et l’arracher  à la vigne porteuse, si tendrement surveillée. Les caisses attendent, et les cuves.

Mais l’homme encore a peur. Les autres raisins ont déjà été vendangés. Ceux-là qu’il a repérés comme tendres et clairs, porteurs des larmes de son père, il ne peut se résoudre à les arracher. Peur par respect, peur du geste sacré. Il hésite, attend, s’inquiète. Le soleil dans le ciel aussi attend, inonde l’automne pour prolonger l’été et donner à son fils le temps de la dernière hésitation.

Enfin, encouragé par les clameurs de la terre qui l’incite à accomplir son œuvre, les mains se tendent vers la vigne, qui lui cède, soulagée, ses grains dorés. L’un après l’autre, les raisins dans les paumes du vigneron-accoucheur, glissent, tendres caresses, vers la joie promise à partager. Et tout le vivant autour des vignerons applaudit aux premières vendanges tardives.

Enfin les fruits d’or réunis libèrent les larmes retenues pendant des milliers d’années. Et l’or du soleil libéré se fédère, se rassemble, finit dans un long sommeil d’hiver son osmose.

Il revient au jour dans des vases de verre au goulot resserré, bouché, pour en préserver le charme, qu’on ouvrira, à l’aube du printemps.

Alors, et alors seulement l’enfant lèvera son verre étincelant à la santé de tout ce qui a permis la vie, et goûtera le cadeau du soleil et de la terre. L’ivresse en lui se fait jour, douceur suprême d’amour, en chaque gorge se fait le chemin caressant de joie solaire.

De l’Helvie choisie pour accoucher du breuvage unique, le vin ira de par le monde et partout, on en redemande. À Rome, Pline le chantera en poèmes. Helvenico Vino tamen minis caput tentare convenit... Vous avez compris ? Il est dit en latin que ce vin est si tentant et fort qu’il peut bien porter à la tête ! C’est encore vrai aujourd’hui !

Aujourd’hui encore, dans le vieillissement du soleil, il est un coin de terre en Ardèche où les femmes et les hommes se réunissent et fêtent, à l’aube de chaque printemps, l’hésitation bienheureuse de leurs ancêtres qui a donné naissance à l’ivresse solaire des vendanges tardives.

À présent, que les verres vers le ciel étincellent et que les gorges impatientes s’offrent aux larmes douces du soleil...




Le grand voyage de Paul Mamadoulele

École élémentaire
16, rue Vicq d'Azir
75010 - PARIS
Auteur : Zarina Khan
Classe de CP de Particia Dray avec : Jordan ACHACHE, Aminata BAH, Hajar BAOUZI,
Mourad BARBER, Gaétan CANO, Mohamed Amine DAHANE, Simbala DIOUMASSY, Mélonie FAUREL, Amal GHOUILI, Gabrielle GODIN, Jonathan KADI CARREL, Kevin KAMTCHOUANG, Logti MAJRI, Amina MRAIH, Ghyslain MUNYOKA, Hicham SAMRI, Agatfe SARFATI.

Paul Mamadoulele était trop content ce matin-là. Sa maman lui avait offert un tour de poney.

Ils étaient à la campagne, en vacances.

« Je vais aller cueillir des fleurs, dit sa maman à Paul, surtout, ne sors pas du champ où tu es. Le poney pourrait se perdre. »

Paul fit « oui, oui » de la tête, mais aussitôt seul avec le poney, il piqua un galop vers la forêt. Les grands arbres dansaient autour de lui. Le poney qui s’appelait Pelochon Noisette était ravi de sortir pour une fois de son champs et fonçait droit devant lui. Ils s’arrêtèrent à la rivière pour boire, et c’est là que le poney et l’enfant furent obligés de comprendre... qu’ils étaient perdus.

La nuit commença à tomber et Paul savait que dans cette forêt, quand la nuit tombait, onétait projeté dans un autre pays.

« Mon cher poney, je te préviens nous allons beaucoup voyager. Tu vas voir du pays. »

La nuit les enveloppa. Et le sommeil...

Au matin, Mamadoulele et son complice le poney se réveillèrent sous un oranger. Les oranges étaient douces-amères. Des hommes passaient sur la route avec des ânes. Ils avaient des foulards sur la tête pour se protéger de soleil chaud et lumineux. Paul courut vers eux.

« Où sommes-nous ?

- En Algérie, mon garçon, mais tu devrais rentrer chez toi. Ici, c’est dangereux. Il y a des hommes qui tuent sans raison. »

Les hommes lui donnèrent une poignée de nèfles et poursuivirent leur chemin. Le petit poney n’avait jamais mangé ces petits fruits jaunes, sucrés et juteux ; et ils auraient pu se réjouir avec Paul, s’ils n’avaient vu des femmes pleurer, des maisons dévastées et compris qu’il y avait dans ce pays une grande souffrance.

Ils galopèrent à travers des champs de fraises, saluèrent des moutons qui grignotaient des herbes sous la chaleur. Sous un figuier, ils rencontrèrent Tonton Gadou, un vieux monsieur qui savait découper les figuiers pour en faire des fleurs. Il leur apprît qu’ils étaient en Tunisie.

Les palmeraies succédaient aux champs d’oliviers. Paul et son ami n’en croyaient pas leurs yeux de toutes ces beauté. Pour passer la nuit, ils s’installèrent dans un village tout blanc, aux portes et aux fenêtres bleues, comme des tâches de ciel sur les murs des maisons.

Le matin suivant, Pelochon, et Paul découvrait le Maroc, à travers le mariage ! Par la fenêtre en fer forgé, ils purent voir ce qui était interdit aux garçons : des filles en train de se préparer pour la fête. Elles dessinaient leurs mains et leurs pies avec du hénné et certaines en mettaient sur leurs cheveux. Après les cheveux brillaient et sentaient bons : on invita Paul et Pelochon au mariage, et on leur offrit un flocon tout décoré, rempli d’une poudre grise. Une petite fille expliqua longuement à Pelochon qu’on passait cette poudre avec un petit bâton autour des yeux pour "faire joli" et protéger les yeux des maladies. Le poney voulut essayer et fit sensation au mariage avec ses yeux maquillés.

La nuit suivante les transporta beaucoup plus loin, au Mali. Ils s’y firent une amie, Amiante, qui dansait au son du tam-tam. Pelochon n’avait jamais vu de tam-tam, et était fasciné par ce morceau de bois recouvert de peau et qui chantait...

« Le tam-tam ne chante pas. Il fait de la musique.

- À quoi ça sert la musique ? » demanda le poney, pensif.

Paul Mamadoulele réfléchit : « À rendre les gens heureux. À les aider à penser à ce qui est passé, à ce qui va arriver, à partager les sentiments... »

Pelochon Noisette hocha la tête même s’il n’avait pas tout compris. Mais Aminata dansait si bien qu’ils applaudissaient en tapant le sol de ses petits sabots qui s’usaient à frotter la terre de tant de pays.

Ce soir là, après la fête, Paul Mamadoulele s’était mis à pleurer. Aminata lui avait parlé de sa famille qui était séparée. Les uns étaient en Afrique, les autres en France et pour tous la séparation est une grande souffrance.

« Moi aussi, je suis séparée de ma mère maintenant. J’aimerais bien la retrouver. Je ne l’ai pas écouté et je me suis perdu. Elle doit être inquiète. J’ai mal à la tête de tant pleurer... »

Aminata aussi voulait rejoindre sa mère en France. Pelochon Noisette lui proposa de l’emmener. Il fallait juste qu’elle s’endorme avec eux. Les larmes de Mamadoulele avait ému Dame de la nuit qui prit doucement les deux enfants et le poney sous son aile bleue, presque noire, brodée d’étoiles, et les ramena dans leur sommeil au champs, en bordure de la forêt.

La mère de Paul y avait planté une tente et attendait le retour de son enfant. Elle ne fut pas surprise de le voir revenir avec une amie. Pour se faire pardonner, il offrit à sa mère tous les cadeaux de son voyage, le flacon de khol, un chameau de peluche, des olives, un drapeau blanc et bleu avec une étoile au coeur, des rythmes de tam-tam qui réchauffent le coeur. Dans la tente, ce soir là, il y eut beaucoup de baisers, de caresses, de joies et tard dans la nuit, même les moustiques, fascinés, s’étaient arrêtés de piquer pour mieux écouter les histoires du voyage de Paul Mamadoulele.




Les anges attendent d’être coiffés

École élémentaire
159, avenue Parmentier
75010 - PARIS
Auteur : Zarina Khan
Classe de CP avec Astrid Marc avec : Antonin BROI, Wu CAI, Ingrid COUTAMA, Sercan DUNDAR, Sara JENDOUBI, Ghassen LIMANE, Christina LY, Avista RAHMANI, Michael SAMAIN, Tharany NAHESWARAN, Michel STANKOVSKI, Stefan STUPLJANIN, Ahmed TEZR, Ugur TUREMEN, Lorraine VILMONT, Ebderrahim ZAID, Alexandre ZECEVIC.

Par un joli matin d’été, l’écureuil allait au marché chercher ses cacahuètes. Il trottinait légèrement, la tête baissée sur le sol au cas où une noisette serait égarée. Tout à coup, ses yeux lui sortirent de la tête.

Un précipice s’ouvrait devantlui. Il freina sur ses petites pattes arrière puis se pencha vers le trou béant. Quelqu’un s’agitait au fond, la moitié du corps déjà happé par les sables mouvants.

« Au secours ! Au secours ! À moi Pitié pour un pauvre diable ! »

L’écureuil s’appelait Kari et ce prénom veut dire « le généreux ». Sa générosité se mit à frapper ses temps pour trouver dans ce petit crâne une solution et organiser le sauvetage. Le malheureux hurlait de plus en plus fort :

« À moi ! Une bonne âme pour sauver un malherueux ! Dieu ! Ou es-tu ? »

L’écureuil vit alors de ses yeux écarquillés Dieu se pencher sur la scène d’horreur :

« Que se passe t-il dans le souterrain de la terre ? Quels sont ces cris ?

- La terre me dévore. Sauve moi, toi qui est si bon !

- Qui es-tu ? Demanda Dieu.

- Un pauvre diable !

- Tu exagères, dit Dieu, je ne peux pas sauver le diable qui depuis la nuit des temps empoisonne ma création ! Mon coeur de Dieu se serre mais vraiment, tu exagères de me demander de l’aide ! »

Un âne passait sur le chemin chargé de cheveux d’anges.

« Méfiez-vous, bougonna l’âne qui mâchouillait un artichaut comme un chewing-gum, le diable a plus d’un tour dans son sac diabolique ! »

Dieu acquiesça et cria au fond du trou :

« Mon cher diable, ne m’en veux pas, les affaires m’appellent... J’ai pour des siècles de travail à réparer ce que tu as cassé, à consoler, à repriser les blessures que tu as ouvertes. Disparais en paix... »

Dieu mit un garde au bord du précipice et profita d’un rayon de soleil qui flânait par là pour rentrer chez lui. La rage donna du courage au diable. Puisqu’il le fallait, il abandonna son corps à la bouche de la terre. Son cerveau bondit hors de sa tête. L’écureuil pétrifié en oubliait ses cacahuètes et que le marché allait fermer. Le chien vit le cerveau du diable prendre la fuite et se précipita pour le courser. Le cerveau roulait, boule de feu retenue dans un filet. Dans les flammes, le chien pouvait voir les horreurs qui se bousculaient et se mordaient entre elles : la haine frappait la violence, la guerre déchirait le silence, l’innocence se débattait dans un torrent d’eau qui voulait la noyer, la jalousie, l’envie, l’argent, et la moquerie dansaient le quatuor de l’enfer et déchiquetaient la beauté...

C’était affreux à voir. « Quelle responsabilité a le chien gardien des beautés de la terre, pensait l’écureuil. S’il laisse l’horreur s’échapper, nous pouvons dire adieu à la lumière... ’

Rusé, le cerveau du mal s’arrêta. Pris dans sa course, le bon chien ne le vit pas. L’aveuglement est l’ami du diable. Le cerveau était passé derrière le chien et rigolait de l’ignorance de la bête qui s’épuisait. L’écureuil là, se devait d’intervenir. Courageusement il se dressa sur ses petites pattes, gonfla son torse et poussa un cri qui rebondit sur un nuage qu’il creva. La pluie jaillit et retomba en trombe sur le chien qui comprit le message et se retourna. Surpris, le cerveau s’abrita derrière un arbre et se mit à tourner en rond. Le cercle infernal soulevait la poussière. Le cerveau, le chien derrière et l’écureuil essoufflé tournoyaient. Le chien avait retrouvé dans l’eau de pluie son énergie. Il surmonta ses dernières peurs et saisit d’un coup de dents le pied fourchu du diable-serpent. Un pied, puis l’autre furent vite avalés : le cerveau ne pouvait plus que marcher sur le mains. L’écureuil en profita et s’accrocha à un doigt du cerveau empoisonné. Tant pis si je meurs pensa le rongeur, et il planta ses petites dents au cœur du doigt violent. La douleur fit hurler le cerveau.

L’âne, pendant ce temps, avait tressé un filet dans ses cheveux d’ange. Les anges pouvaient attendre pour être recoiffés. Le filet se déploya, immense, scintillant de lumière. La colère du diable déchira le ciel d’un dernier coup de tonnerre. Pris au piège, le cerveau se dévora lui même de haine...

Le marché n’était pas fermé. Vu l’heure tardive, les cacahuètes étaient à bon prix. L’écureuil fit des folies. Il proposa à l’âne et au chien de partager son déjeuner, puis son dîner, au pied de l’arbre où le mal s’était tué. Ils parlaient encore et grignotaient quand la lune vint les visiter. « Dieu avait téléphoné », dit elle, dans une caresse de lumière pour féliciter le chien, l’écureuil et l’âne d’avoir sauvé l’humanité. Ils furent heureux du message mais n’eurent pas de vanité. Ils n’avaient fait que leur devoir. Déjà ils faisait des projets : on avait besoin d’ouvrier pour reconstruire, pour réparer, et d’enfants messagers pour débarrasser la Terre des restes de violence et répandre la bonne nouvelle.

Les enfants enfants arrivaient déjà, excités :

« Mon beau-père a jeté au feu le martinet, criait l’un deux !

- Ma grand-mère m’a offert des sandales qui me donnent des ailes aux pieds, chantait un Alexandre.

- Ma mère m’a mis du vernis à ongle pour la première fois de ma vie », s’exclamait une Sarah jolie.

C’était nuit là, tous les vivants, même les plus solitaires, se sont sentis aimés... Et la Terre s’est pelotonnée dans les draps étoilés de l’univers, pour une nuit de repos bien méritée.






Cinq Solitudes


L’œil

Venise, Février.

C’était une ville sans rues. Sur les dalles verglacées de la place, les masques étaient alignés très régulièrement, offerts à la neige. Parfois un flocon choisissait le trou de l’œil et le remplissait. Alors le masque grimaçait, un oeil vide, l’autre déversant de son orbite une gelée blanche, ouateuse, sur la joue colorée ; parfois la commissure des lèvres était touchée. C’était le cas d’une lune qui bavait silencieusement, comme une épileptique tout juste apaisée. Un peu plus loin, un homme était accroupi. Il se frottait les mains et ne jetait pas un regard aux visages posés là. J’essayai, tour à tour, la lune baveuse, le Pierrot borgne, l’Arlequin ; ils étaient froids et humides, embrassaient mal ma peau. Un peu à l’écart reposaient dans un visage blanc les lèvres rouges d’une séductrice. Sur sa joue droite, elle portait un filet noir dans lequel s’étaient pris des cœurs. La neige recouvrait à présent son front, son nez, seule la tache rouge de sa bouche entrouverte restait vive. Je la soulevais par le menton et la posais contre moi. Ses lèvres arrivaient au niveau des miennes et j’eus dans ma bouche le goût un peu fade du carton froid. Je nouai la ficelle dans mes cheveux. L’homme empocha d'un geste brusque la pièce que j’avais sortie de mon sac. Les masques étaient désormais recouverts d’un drap blanc.

Devant moi, la place s’ouvrait. La nuit était tombée très tôt. Quelques passants se pressaient; la peur de glisser leur donnait des démarches de poupées mécaniques, plus ou moins remontées. Le masque s’était réchauffé contre moi, il épousait bien la forme de mes joues, de mon nez. Mon souffle se répandait sous lui, s’‚échappait par la bouche pourpre, par l’ouverture des yeux. Mes yeux respiraient et leur souffle dessinait à la hauteur de mes tempes des arabesques de buée. Comme si mes larmes s’étaient ainsi transformées et s’évaporaient dans le soir.

Par éclairs, entre les arcades, je vis un satyre poursuivre un jupon bouffant surmonté d’un masque neutre. Leurs rires martelaient les dalles, cristaux de voix. J’é‚tais à présent au milieu de la place. Le masque jouait un peu comme des œillères : pour regarder de côté, il me fallait faire de larges mouvements du buste comme certains oiseaux à longues pattes. Je me retournais donc régulièrement,

À droite, à gauche.

Tout près du coin de ma paupière, le ramage a étincelé. J’ai fait volte face : il était sur mol. Le grand élan de ses plumes balayait ma peau artificielle et se faufilait dans les trous de ma bouche, de mes yeux.

Il m’a soulevée de terre ; dans le même mouvement, le froid s est engouffré sous ma jupe, s’est plaqué sur mon ventre. J’ai entendu le bruissement de ses ailes, les heurts de mon corps enveloppé de fourrure qui glissait et se débattait, mon souffle qui circulait difficilement sous la paroi de carton peint. Je me suis immobilisée, bloquée sous les reins, sous la nuque, par cet oiseau et ses bras de pieuvre. Son bec, noir et brillant s’est posé délicatement sur ma lèvre inférieure. S’il forçait, il déchirait ma bouche. Mais il ne forçait pas ; il restait là, posé, et sa buée se mêlait à la mienne, voilait le noir de son bec, tandis que son corps balançait le mien. Un moment je pensai que plutôt qu’un oiseau, c'était un arbre qui avait refermé sur moi ses branches mais je ne connaissais pas de feuilles aussi douces, et, comment m’aurait-il soulevée ?

La neige effleurait mes jambes découvertes, le masque plaqué sur mon visage par l’étreinte, brûlait ma peau, les plumes qui passaient et repassaient sur moi m’étouffaient. Dans un dernier effort pour me dégager, je renversai la tête : au-dessus de moi, tous ses yeux me regardaient, à peine agités par le vent. Un paon.

La ficelle glissa de mes cheveux, Je sentis le froid m’agripper le visage, le masque tomba sans bruit, la face contre le sol blanc. Je me mis à courir, heurtai l’arête rugueuse d’une arcade, me retournai.

Sur l’œil béant d’une place vide, un oiseau fermait ses ailes, pour reposer.




L’aiguille

Quatre heures de l’après-midi. Mon regard glissait sur la plinthe brune qui soulignait le mur, remontait le long des étagères de la bibliothèque, contournait l’obstacle transparent et rond de l’aquarium et se posait sur le réveil électronique. Quatre heures une. Dans la pénombre inerte de la pièce, les chiffres rouges se transformaient, le poisson rouge, près d’eux, poursuivait sa valse avide ; partenaires séparés par une double vitre, leurs mouvements finissaient par se répondre, les lignes phosphorescentes, et l’ovale fuyant, complices, liés par l’insistance d’un même parcours recommencé au fil des jours de ce mois d’août. Le store était baissé mais la porte fenêtre, à droite, restait ouverte sur la terrasse, rectangle vif. Si j’avais tourné la tête, j’aurais vu la haie basse de lauriers et l’allée de gravier tiède qui mène à la rue. Mais je ne tournais jamais la tête avant sept heures. J’avais installé mon fauteuil face au store et mes yeux toute la journée, se promenaient parmi les ombres du salon, entre les meubles et les objets : du compotier sur le buffet, qui accrochait la lumière, aux masques de bois africains, très noirs, qui semblaient la rejeter.

Mais inévitablement, après avoir étudié, scruté chaque forme, chaque contour, mes yeux revenaient à ces deux présences qui se tenaient à côté de moi et m’opprimaient. À cette époque de l’année, vu la chaleur, leur peau perlait de sueur ; régulièrement, l’eau arrivait à la surface des pores, s’immobilisait un instant, puis glissait doucement le long de leur chair, aussitôt relayée par la suée suivante et les itinéraires de cette rosée humaine leur conféraient une vie supplémentaire, plus envahissante. Je regardais toujours d'abord le gauche. Il était posé là, sur le haut de l’épaule, très blanc, et descendait lentement en anneaux de moins en moins larges, vers un cap obtus appuyé sur le bras du fauteuil. Il continuait, dans une courbe, jusqu’à ces cinq extrémités boursouflées entre lesquelles reposait une longue aiguille tricoter bleue, la plupart du temps immobile, croisée avec une autre aiguille qui s’enfonçait dans ma robe à ramages, un fil de laine pendu à sa pointe. Puis je remontais vers sa droite, cette fois de la main jusqu’au haut du bras ; peut-être le droit était-il encore plus large, plus installé, plus définitif que le gauche. Il grimpait jusqu’à mon cou par bourrelets serrés ; ceux là, même en appuyant mon menton contre ma poitrine, mes yeux ne pouvaient plus les suivre.

Mais je connaissais bien leur roulement par vagues à chacun de mes mouvements, à chaque poussée de l’aiguille. Je ne sais pourquoi les bras avaient pris une importance démesurée par rapport aux autres parties du corps ; ils se tenaient des deux côtés de lui comme des gardes et l’encadraient, vigilants, prêts à protéger la plate-forme des seins dont la ligne à présent se glissait jusque sous le menton, gonflée par le souffle qui la soulevait et la reposait sur le coussin de mon ventre. Lui m’appartenait encore, il ne m’effrayait pas. Je me surprenais à caresser les trois dunes épaisses, appuyées l’une sur l’autre, comme Si elles abritaient une vie connue de moi seule qui viendrait à naître et me laisserait désolée et creuse. Ce n’était que ma vie qui se nichait là mais je la protégeais, telle une autre et je l’aimais. Elle était douce, sans souffrance dans le silence de l’après-midi. Pour le reste, je voyais bien mes pieds dans les mules d’été, mais je ne savais pas grand chose de ce qui soutenait la partie centrale que je chérissais et qui déplaçait dans la pièce ma tête suivie de mes deux gardes moites et effrayants, de leur présence rebondie s’échappant de la blouse.

Il y avait longtemps que je n’avais plus de miroir. J’avais du mal à suivre les progrès de la graisse qui m’isolait ainsi de moi-même. Souvent, je repense à sa naissance, qui a eu lieu si totalement à mon insu. Non pas que je veuille la chasser. J’aurais juste désiré la voir apparaître, un peu comme la mère qui a accouché d’un enfant sous anesthésie et dont le premier moment est perdu, à tout jamais.

Je me souviens à peine d’une femme qui hurlait toutes les nuits, juste au-dessus de moi ; ses cris me parvenaient étouffés par l’épaisseur du plafond, mais ils avaient fini par rythmer les battements de mon cœur et même la circulation de mon sang. J’avais peur pour les enfants.

« Marie, Jean, elle ne vous empêche pas de dormir, la voisine qui crie ? »

Ils me répondaient avec une drôle de tête : « Personne n’habite au-dessus, maman, et puis tu sais, nous, on dort la nuit, comme des enfants. »

Une nuit je ne l’ai plus entendue. Au-dessus de moi, le silence. J’ai vu l’heure, phosphorescente. C’est là que j’ai commencé à regarder l’heure. J’ai pris ma tête dans mes mains, ma tête vide de tous ces cris qui avaient retenti si longtemps, ma tête déserte. Et là, tout à coup, je les ai sentis, tout contre moi, les deux gardiens énormes et la plate-forme et les dunes. Ils prenaient tout le lit. J’ai allumé la lumière. Je les ai vus pour la première fois, j’ai arraché ma chemise de nuit ; il y en avait partout. Je les ai pincés, les coussins, les bourrelets. J’ai eu mal, à peine, comme les cris à travers le plafond, un mal assourdi. J’ai été devant le miroir : j’ai reconnu mes yeux et mon nez et je me suis dit : ils sont devenus tout petits. Et je n’ai plus jamais regardé. Je suis sortie sur la terrasse. C’était l’été, l’air était frais et doux, il séchait doucement la sueur. Peut-être que la voisine est morte.

J’ai vu les étoiles au dessus du toit et le linge effleuré par le vent. Mes bras me gênaient à être toujours là, à côté de moi, mais il faisait si doux. J’étais contente. Deux jours après, Jean m’a offert le poisson rouge pour mon anniversaire et je l’ai installé à côté du réveil électronique. J’ai coupé moi-même les lauriers, ils cachaient presque la rue.

C’est alors qu’ils sont revenus me voir.

« Madame Ray, nous devons vous parler encore. » Je leur ai offert une citronnade sur la véranda.

« Étiez-vous au courant des activités de votre mari ? Nous ne sommes pas du tout sûrs qu’il s’agisse d’un accident. Si son avion a été abattu volontairement, vous devez nous aider à retrouver le meurtrier. Vous connaissiez ses amis ? Comment se peut-il que pendant dix ans, il vous ait caché la source de ses revenus ?

- Et on n’a pas retrouvé son corps.

- Il s’agit de trafic d'armes, Madame Ray, c’est très grave. Il est de votre devoir de nous aider. Comment justifiait-il auprès de vous ces absences répétées ? Coopérez, Madame Ray. »

Leurs voix me parvenaient de loin, j’entendais pourtant nettement le bruit sec de la cisaille qui se refermait sur les feuilles de lauriers, de plus en plus vite et je me disais : « Ils viennent toujours au moment où je dois préparer le déjeuner des enfants. » Puis les têtes de Marie et Jean apparaissaient au-dessus des lauriers. Les deux messieurs partaient après avoir passé leurs mains poisseuses de citronnade dans les cheveux des enfants.

Ils sont venus de moins en moins souvent. Après ces discussions avec eux au sujet de Bill, fatalement je pensais à lui. Juste ces jours-là. Je ne pensais pas à l’accident ni à l’avion, ni aux armes. Je ne comprenais pas ce que ces mots voulaient vraiment dire. Non, je sentais seulement ses mains quand elles plongeaient dans mes cheveux et descendaient le long de ma tresse, comme sur une échelle de corde, jusqu’à ma taille et qu’elles me soulevaient de terre. Il riait : « Tes cheveux, tout est de la faute de ces foutus cheveux, de ces serpents d’or qui s’enroulent autour de nous et nous attachent », et il passait ma tresse autour de nos corps serrés et nous ne bougions plus. Longtemps.

Et dans ma tête et dans mon ventre, il y avait un fracas de chute d'eau et de volières déchaînées. Longtemps. Lentement, avec ses mains il apaisait le fracas, il passait partout, sur les ailes du nez et derrière l’oreille et autour des seins, en cercles de plus en plus serrés, comme pour en faire jaillir le lait qui brûlait à l’intérieur et il descendait jusqu’aux pieds, là, entre les orteils et Je fermais les yeux, le corps entier parcouru de vagues qui. me roulaient en elles, la peau écorchée, dressée, attentive, l’eau ramassée à la fissure des lèvres, comme dans un drap noué entre mes cuisses mouillées, debout, sur la terrasse chaude. Parfois il me disait : « Je suis une brute, tu as épousé une brute. » Cela arrivait surtout quand nous sortions, que nous allions dîner en ville. Je mettais ma robe rouge, je serrais mes cheveux dans un chignon sur ma nuque, j’étais belle, je savais que j’étais belle avec mes boucles d’oreilles qui brillaient des deux côtés de mon visage. J’allumais une cigarette, nous roulions sur la route en bordure du petit bois. Tout à coup, il se garait brusquement, jetait ma cigarette par la fenêtre, tirait mon chignon de toutes ses forces, jusqu’à ce que les cheveux cèdent, en bataille, tout hérissés d’épingles, me déculottait comme une enfant à qui on va donner une fessée et entrait en moi son sexe dur, brutalement, me pliait en deux sur le siège et là dans le désordre de mes bras, de mes jambes qui me faisaient mal, de son souffle embrouillé dans mes cheveux, je n’étais plus que son désir, les coups répétés de son désir, puis, je n’étais plus que son plaisir et c’est moi qui coulais en moi, à longues goulées.

Après je disais que j’étais fâchée ; je rabattais le pare - soleil pour me regarder dans la petite glace et elle me renvoyait l’éclat de ma joie - durant cette fraction de seconde qui naît en nous, se suspend, puis s’éloigne - joie d’avoir été l’autre.

Quatre heures trente. Le soleil va contourner dans un quart d’heure le coin de la maison. Le salon sera un peu plus sombre.

C’est dimanche.

Dehors, la vie est plus silencieuse que d’habitude. Mes bras perlent toujours. La pelote de laine est tombée du fauteuil. Je suis le fil qui glisse de l’aiguille jusqu’au sol, puis trace un petit chemin bleu sur le carreau. Elle est allée jusqu’à la porte. Je lève les yeux : il est là, encadré par le rectangle clair. Il me regarde. Son corps esquisse un mouvement de recul imperceptible, il s’est trompé. Puis ses yeux passent sur les meubles qui le rassurent. Une grosse goutte descend le long de ma nuque, froide comme un couteau. Je pense tout d’un coup à mes cheveux si ridiculement courts, qui se dressent en brosse sur ma tête. Il hésite. Longtemps. Je sais, sans les voir, que les lignes rouges ont bougé et que le poisson a fait au moins deux tours dans son bocal. Bill. Sa bouche se desserre à peine, s’apprête à dire ou peut-être à sourire, ou juste à lui permettre de reprendre son souffle. Tout à coup, la porte de la chambre des enfants s’ouvre derrière moi, je me retourne, mes aiguilles tombent. Je les vois. Pour la première fois, je les vois, mes enfants, mes amours, ma chair, la graisse de ma chair sur leurs nez, autour de leurs yeux, sur leurs bras, énormes, distendus, sur leurs cuisses monstrueuses qui sortent de ces shorts ridicules, rouges et turquoises, phosphorescents. Je sais qu’il les voit, comme moi. Le hurlement se fait jour dans la masse de mes membres inertes, dans ces trois montagnes de graisse morte, la vie qui veut sortir. Ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas de ma faute. Lui dire. Le gardien gauche se dresse brusquement en direction de la porte et décrit d’étranges courbes affolées, les cinq doigts tendus vers lui. Leur père.

Je reviens au rectangle clair. La chaleur tremble au-dessus de la haie. L’air, à peine soulevé, se retend dans le cadre de la porte, comme un miroir où se reflètent le ciel et les lauriers.

Le hurlement s’étouffe. J’entends, à peine, à travers la paroi, le gravier tiède qui crisse, ou est-ce l’éclat isolé d’une cigale ?

C’est la voix de Marie qui rassemble le silence éparpillé : « Maman, c’est l’heure de notre Scrabble. »




Le drap


À Manolo Villasenor, Peintre de "La Sabana", le drap.
À celle qui est tombée, au lendemain de ses noces.

Je ne sais plus que faire de mon désir. Il est installé en moi comme un cri.

J’essaye de vivre avec lui. Nous habitons ensemble le même corps et tous deux nous lui sommes étrangers. Parfois, nous sommes complices.

Cette nuit, l’homme est venu. Il a pendu sa veste au porte-manteau de l’entrée, dégrafé ses sandales. Il s’est assis devant la porte-fenêtre ouverte sur la ville. Nous avons bu du thé, regardé les carrés lumineux s’éteindre, quartier après quartier, surveillé les fenêtres insomniaques. Les taches sombres des cyprès se sont épanouies, l’obscurité s’est tendue, à peine soulevée ici et là par un signal de vie : deux chats ivres de soir s’arrogeant une rue déserte, un criquet énergique entamant son chant de nuit.

Complices, mon désir et moi, de l’étranger qui est entré. Nous avons regardé son corps. Dans ces villes proches de la mer, les nuits sont souvent claires. Son corps brillait. Nous avons écouté son plaisir. Le cri s’est retenu pour écouter, pour boire la sueur fine.

Par touches pâles sur les toits, le jour est revenu, les cyprès se sont redressés vers le ciel, la ville s’est ouverte, portes et fenêtres, la ville s’est offerte à la lumière. L’eau tiède a coulé sur mon ventre. Les chats sont allés dormir. Auparavant, l’un d’eux a joué avec un criquet mort.

L’homme a décroché sa veste. Ses sandales ne font pas de bruit.

Un jour dont je ne me souviens pas, j’ai pris mon souffle, une fois pour toutes. Il s’échappe de moi sans répit. Le désir y reste attaché, comme un collier.

Mes yeux sont fatigués de lumière. La ville grouille sur les pavés brûlants. Le cri, rassemblé toute la nuit entre mes cuisses, avait laissé ma tête en repos. À présent, il martèle mes tempes, hérisse ma peau qui cherche l’ombre éperdument. La chaleur l’exaspère. Je l’adosse contre le mur d’une maison. La ruelle vacille. La chaux tiède boit mon dos qui transpire. Tant d’heures de lumière avant le retour de la nuit.

La place du marché étincelle. La vie et la mort s’y côtoient à grands cris. L’odeur du sang se mêle aux parfums de menthe et de cumin. Une poule vient de s’enfuir ; elle glousse et agite son derrière de façon comique. On rit sur son passage. Bête ridicule qui a senti sa mort et veut lui échapper.

Je croque un bulbe de fenouil. Le suc anisé coule dans ma gorge sèche, excite ma salive. La plante est fraîche, légèrement filandreuse.

Ma bouche a soif, la bouche dans laquelle le cri s’est apaisé, sous sa bouche à lui. Soif. Soif de nuit. Et d’écouter. Les mouvements des corps, le mouvement. Soif de l’homme pour qui mon corps est fait. Je l’ai trouvé et maintenant je sais que plus rien n’arrêtera le cri, fors la mort. Dans ma quête de lui, dans le tumulte de mes recherches vaines, dans l’agitation et l’euphorie des erreurs, la nuit se déroulait, m’emportait vers le jour, me ravissait à nouveau, passive comme le sable qui se laisse soulever, rejeter, bercer par le caprice de l’eau. Aujourd’hui, bras tendus vers le ciel, paumes ouvertes, je dévide l’étoffe vive, sur les pavés disjoints du jour et de la nuit, sur les rigoles de sang tiède et de fruits écrasés, sur l’échoppe bleue et blanche du marchand de cigarettes, sur l’enfance qui m’accompagne entre le cumin et l’aneth, sur l’enfance qui m’emportait vers lui.

Enfin, l’ombre des arcades. La porte du musée, son grincement familier. La fraîcheur sur les dalles de marbre récemment passées à l’eau. Le tableau est toujours là, au deuxième étage, dans la deuxième salle, à gauche, sur le mur face à la fenêtre. Il prend le grand soleil et ne le craint pas. Peinture et ciment y sont mêlés. Le ciment donne à la couleur le relief qu’elle n’a pas, la porte et la protège. La façade de la maison est grise, la fenêtre grande ouverte, haute, si haute, si loin du sol. Entre le sol et elle le cri se dessine, s’élance. Le drap blanc étendu, lâché de la fenêtre haute et, au-dessus de lui, le corps de la femme vivante qui tombe et ne finit pas de tomber. Le drap sous elle, déployé, pour recevoir son souffle disloqué.

Je connais cette fenêtre ouverte sur un matin de grand soleil et le drap de la nuit qu’on enlève, tiède, pour l’offrir au jour, les deux bras tendus sur le vide, les yeux éblouis et le drap qui claque dans le vent. Je connais le corps dont l’homme à peine s’est retiré et le cri qui se mêle à l'eau à peine libérée, le cri qui revient envahir la place sans défense. Elle est encore pleine de lui, la femme qui déroule sa vie dans le drap blanc. Cri d’amour dans le soleil d’un matin. Je l’entends, son insatiable désir de lui, sa nostalgie de lui qui se creuse lorsqu’il entre en elle, lorsqu’il est en elle, nostalgie que l’amour berce en vain, quand le drap claque dans le vent et appelle au sommeil.

Vous m’avez trop aimée, vous qui m’avez donné la vie, et pas assez pour ne pas vieillir, et pas assez pour ne pas mourir. Vous m’avez laissée avec mon désir d’amour. Vous m’avez enlevé le rebord stable de la fenêtre et les bras qui me retenaient.

Je me jetais dans vos bras chaque fois comme pour y mourir. J’en ressortais chaque fois plus vivante, plus riante et sous mes pieds nus le tissu tendre et blanc me protégeait de la terre.

Ainsi je me jette contre l’homme qui vient, avec la même force, car c’est le même amour que je prolonge. Oui, vous, amants d’amour ancien désincarné, lorsque j’ouvre mon corps, qu’à la moiteur je m’abandonne, c’est encore votre amour que je prolonge. Le souffle seulement dans ces nuits s’accélère mais c’est toujours le souffle que vous m’avez donné.

Aujourd’hui, je sais que la pierre s’effrite, que les maisons ne sont que de pierre et que parfois elles s’écroulent en plein matin de certitude. Comment, aujourd’hui, poser mes mains sans frayeur sur le rebord de pierre tiède, comment, sans frayeur, faire jouer la crémone de la fenêtre ?

Je vous ai crus lorsque vous m’aimiez et pourtant vous n’êtes plus...

Je me détourne de la femme qui tombe et ne finit pas de tomber. J’écarte le tulle qui habille la fenêtre. Je me penche. L’air sent la verveine fraîche. Sans doute dans la cour y a-t-il un buisson de verveine. J’aimerais l'apercevoir. Les larmes et la sueur sèchent et laissent sur mon visage d’imperceptibles traînées de sel. Ma peau tire. La place du musée est silencieuse. La nuit est trop loin. La nuit de l’enfance bercée est trop loin. Et moi, entre ces deux points de nuit. Mon désir strident comme du verre qui entaille le verre est, comme lui, transparent, sans réponse.

Les arcades précisent leurs territoires d’ombre. La lumière se ramasse au centre du patio. Les veines du marbre y éclatent. Mon corps est lourd et froid comme une pierre d’hiver. Tendresse des voiles sous mes doigts. Cri du rideau qui se déchire, puis cesse.




Le fennec

Si le renard fluide envahit le désert bordé d’îles aux eaux troubles, l’homme la prendra. Trois grains de sable se glisseront sous l’aine : trois étapes du parcours tendre et l’été, moite.

Ils avaient creusé une fenêtre dans le sable. J’y retrouvais chaque matin la fraîcheur, incroyable en ce lieu dévasté de lumière, et l’attente. Plutôt que de la subir, j’en avais fait ma compagne, ma reine. Je m’inclinais devant elle et respectais ses désirs perpétuellement identiques : l’étirement, l’allongement, la dissection orageuse du temps. Enfant de chœur absurde dans cette pièce sombre, sans autres fidèles que les mouches fatiguées, sans autre autel que l’embrasure de sable d’une fenêtre qui donnait sur les dunes de sable, je servais l’attente. À la frontière fragile du sablier fluide, l’ombre éclatait en lumière.

Un jour, l’attente réclama un complément du nom : l’attente de quoi ? Je regardais fixement le désert à la recherche d’une réponse peut-être moins vaine que les autres et qui pourrait la satisfaire : le vide. L’attente du vide. Non. Impossible à formuler. J’examinais le vide jaune qui dévidait le sable jusqu’au ciel aveugle quand un regard planté sur moi me fit tourner la tête. Le renard d’or souriait et sous la lumière, ses yeux verts prenaient la teinte inoubliable des yeux du sphinx, la teinte où l’eau et l’aride se rencontrent, fulgurance du croisement de lignes parallèles et le renversement, l’orbite blanche, blanche comme le reflet de l’eau, impensable, sur la dune la plus haute.

C’était un fennec, petit, puissant et le frisson de son poil en mouvement dégageait une masse de lumière dans la pénombre de la pièce. Son regard fit tomber le mien. Je regardai mes pieds qui caressaient impatiemment le sol tiède et je pensai : voilà. L’attente du fennec. Beau titre. Je m’apprêtai à en faire part à ma reine... en vain. Les yeux du fennec l’avaient balayée. Bien sûr, l’attente du fennec se volatilise dès que paraît le fennec. Tout cela était terriblement cohérent. En un point que j’imaginai proche de moi, je vis le jour et la nuit se partager le ciel à parts égales, puis la nuit l’emporter et verdir les lignes d’horizon tendues à craquer. Les yeux du fennec s’agrandissaient dans la fixité du soir. Le froid s’emparait d’une dune après l’autre, le sable s’éteignait brutalement. Il me regardait, ou regardait-il le rebord de la fenêtre qui supportait ma main, déjà froide de la fin du jour ?

S’il restait, la nuit serait courte. Mais il ne resterait pas. Quel sens peut avoir un fennec sans l’attente ?

Tout à coup, lui et lui seul donnait un sens démesuré à l’attente, la remplissait, l’habitait, et l’écho de son nom se fracassait sur les murs fragiles de sable séché. La salamandre se glissa dans la fêlure de mes doigts et mes ongles s’enfoncèrent dans sa robe.

La nuit gommait les ombres. Je tremblais qu’il ne voie mon trouble. Je tremblais qu’il ne me regarde pas. Je tremblais de l’aimer ou de l’aimer moins que l’attente. Je tremblais qu’il ne parte d’un coup. La sueur glissait lentement le long de mon dos que je cambrais pour ne pas tomber. Cette ligne humide dessinait la verticale de mon être.

Si la ligne se brisait, je mourrais.




L’arbre

Je sais que je t’aime. Je sais que je te quitte.

Je sais que le volet entrouvert ce matin-là laissait déjà transpirer le jour et que je m’en approchais seulement pour le refermer. Je jetais un coup d’œil machinal sur le désert qui se remettait lentement à brûler. L’horloge, souvenir d’occident, se balançait sur le coffre d’argile que j’avais sculpté à même le sol : 5 heures.

Pourquoi suis-je retournée à la fenêtre ? Il était là, debout, un peu penché, la vibration de la lumière le faisait trembler et la chaleur se collait à lui dans une aura mouvante comme si elle cherchait déjà sa propre négation : l’ombre.

Je vivais ici depuis un an. La fête du village avait eu lieu hier ; elle m’avait donné l’indication que ’ordre absent des saisons, ni celui de mon esprit absent, ne pouvaient me donner : un an s’était écoulé sous des milliers de grains de sable. Après la fête de l’an dernier, Karim et moi avions dressé les murs de ma maison en sable et en argile séchée. On ne voulait nulle part abriter la femme blanche. Je m’apprêtais à souffrir. Karim m’entourait d’un voile lorsque nous sortions. J’étais blessée au cœur et l’on me bandait les jambes, les seins, les yeux trop clairs pour ce pays sans sources, sans lacs, sans clarté, si ce n’est celle des morts et des soleils. Voiles absurdes. D’autant plus absurdes qu’au village on n’ouvrait pas les yeux. La lumière. Trop forte. On y faisait tout à tâtons, avec une sensualité aveugle. Parfois, quand il le fallait absolument, les paupières se fendaient d’un éclat noir, éclair sombre dans une plage crispée de rides et retombaient immédiatement. « Trop dure la lumière, disait Karim, ferme ! Ferme... »

Ses mains se posaient sur mes yeux, solennelles, comme sur ceux d’une morte, glissaient sur mes seins, entrouvraient mes cuisses. J’étais restée pour ses mains. Elles seules apaisaient ma soif, ma tourmente. Et je fermais les yeux.

« Quand tu iras mieux, tu partiras. Tu vas mourir ici. »

Je ne partais pas. Je ne mourais pas. À peine. Depuis un an je m’obstinais à regarder le soleil apparaître, je me mettais à la fenêtre face à lui, je me tendais vers lui jusqu’à ce que je tombe dans un tourbillon sombre strié de points et de lumière, valses d’ombres désordonnées. Ce chaos initiait chaque jour.

Aujourd’hui, sur la ligne familière qui me reliait au soleil, un obstacle incroyable se dressait. De toute sa noirceur calcinée, un arbre, à trois mètres du rebord fragile de ma fenêtre. Non, pas une pousse folle égarée que le miracle aurait fait germer dans le sable mort et que j’aurais pu, hier, oublier de voir... Non. Un arbre, entier, haut, noir, les bras tendus vers Dieu, comme s’il était sur le point de se prosterner devant lui et que ce mouvement mille fois recommencé ne trouvait plus son chemin jusqu’à la terre. La terre qu’il avait pénétrée de ses racines épaisses, multiples, qui s’était soumise, la terre frêle qu’il avait enfoncée et rassemblée à ses pieds, drapée autour de lui dans ses paillettes jaunes, les unes relayant les autres dès que le moindre souffle les écartait du tronc. Mais le souffle n’est pas à craindre. Il monte du ventre torride de la terre par ondes lentes vers le ciel. Il a tout le temps, le souffle, il reste en suspens des jours et des jours entre terre et ciel, accroché à l’absence de lui-même, l’absence du souffle qui le maintient ainsi dans l’immobilité brûlante... À jamais. À plus tard, après jamais. Parce que même jamais dans ce désert ne résiste pas. Il se défait de lui-même, comme le reste. L’arbre était près, si près de moi que je pus voir une mouche, une grosse mouche bleue se poser sur la branche la plus basse. Je tressaillis de joie. Si une mouche dans son vol avait perçu cet arbre, je n’étais plus seule. Nous étions deux à le connaître. La mouche, elle, le touchait.

Moi, j’étais plus enracinée que lui, incapable de bouger, le regard de plus en plus tendu car la lumière était de plus en plus lourde à porter et l’ombre à ses pieds s’élargissait, flaque sombre qui se glissait vers moi, tendre, tendresse du sol surpris, généreuse...

À droite, la chaleur s’était mise à bouger ; une femme la transportait dans les plis de sa robe mauve. Je ne respirais plus ; sur son front, une gargoulette qu’elle allait porter comme chaque matin, à la source, au bout du village ; comme chaque matin elle la rapporterait car la source encore se taisait. Sans doute était-ce une forme de prière ou une ténacité définitive ou les deux ? Elle allait le voir, elle allait crier, elle qui sait crier. Mais déjà elle l’avait dépassé, la tête basse sous la terre beige du pot qui la berçait. L’ombre avançait toujours. Les autres allaient se lever. Ils ouvriraient les yeux et ne les fermeraient plus, ils se rassembleraient autour de lui et chanteraient. Le porteur d’ombre est là, le porteur de vie ! Si seulement je pouvais bouger mes lèvres enlisées de sel, si je pouvais sortir de ma gorge déserte un cri et les appeler ! Un enfant s’étirait là-bas, il courait, il courait... vers l’arbre. Déjà, il était assis contre lui, il s’était enveloppé dans son ombre et s’y baignait. Ses petites mains fouillaient machinalement le sable et caressaient sans surprise la racine la plus forte. L’eau avait jailli et mes joues inondées enfin la retenaient dans la grimace de ma joie. L’eau de ma source morte coulait et la mer si longtemps retirée ruisselait déjà le long de ma gorge.

La femme mauve revenait plus doucement qu’elle n'était allée. Je lui dis « regardez. » J’avais parlé. Ses yeux ont suivi mon regard, ils balayaient le désert. « Là, l’arbre. » Elle s’apprêtait sans un mot à reprendre son chemin.

L’enfant jouait toujours, deux mouches se suivaient lentement sur son sourcil droit, funambules hébétés. Je hurlai : « Regardez ! L’enfant dans son ombre ! » Elle avait à demi relevé ses paupières, dévisagea mes larmes, puis encore le sable, le soleil, et dit doucement : « Quel enfant ? Quel arbre ? »